LE THÉÂTRE ENTRE TEXTE ET REPRÉSENTATION

Davantage que le roman et même que la poésie, le théâtre a souffert de la tradition scolaire : limité à quelques textes étudiés en classe pour leur valeur littéraire et comme représentants - modèles - d’une période qui marquait l’accomplissement de notre littérature nationale, le théâtre était largement amputé de sa dimension spectaculaire, réduite à quelques illustrations dans les « petits classiques ». Le renouvellement conjoint de la critique et de la mise en scène a permis, à partir des années 1960, de nouvelles interprétations de ces œuvres canoniques et une meilleure compréhension de la communication théâtrale. Celle-ci réunit plusieurs éléments : le texte de théâtre - aux caractéristiques bien particulières -, les praticiens - notamment le metteur en scène - et le public, la fonction attribuée au théâtre dépendant largement des relations que l’on établit entre eux.

La communication théâtrale (partie1) se caractérise d’abord par la densité et la diversité des signes transmis au cours de la représentation, véritable système polyphonique. Le spectacle de théâtre peut susciter dans le public des réactions a priori opposées : il y a les pièces qui font pleurer (et réfléchir) et celles qui font rire (et se moquer). Cette distinction entre tragédie et comédie (partie 2) héritée de la tradition classique qui assignait des visées différentes à ces deux « genres » a été remise en cause par certains écrivains dès le XVIIIe siècle et par les metteurs en scène au XXe siècle.

De la mise en scène (partie 3), on exige souvent une fidélité impossible : le voudrait-elle, la représentation ne pourrait transmettre exactement les mêmes signes que le texte, qui, d’ailleurs, ne parvient au spectateur et aux praticiens qu’encombré des interprétations antérieures. L’existence d’un destinataire collectif conduit à ana­lyser la relation entre théâtre et public (partie 4), largement déterminée par les choix du metteur en scène, et à définir les fonctions du théâtre (partie 5).

I- LA COMMUNICATION THÉÂTRALE

Le théâtre, art total, n’utilise pas le seul langage comme vecteur des effets produits sur le destinataire. Il met en jeu, non seulement un texte, mais également des conditions de réalisation spécifiques : concrétisé le temps d’une mise en scène, d’une vie momentanée, particulière et constamment renouvelée, il est, de plus, médiatisé par le comédien qui, avec son physique, son jeu, incarne le personnage et lui donne vie. Ainsi, il ne dépend pas uniquement des effets voulus par l’auteur, mais également des données supplémentaires que la réalisation scénique lui aura apportées.

Le théâtre est donc « une machine cybernétique », faisant intervenir simultané­ment, mais à des rythmes différents, des informations multiples à travers le texte, le décor, les costumes, les éclairages, les jeux de scène... Le spectateur, l’espace d’une représentation, est confronté à une véritable « polyphonie informationnelle » qui constitue l’essence même de la théâtralité, cette « épaisseur de signes et de sen­sations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit » (Roland Barthes)

Le texte théâtral est donc marqué, dans sa facture même, par ses conditions de réalisation. Comme le souligne encore Barthes, « la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d’une œuvre, elle est une donnée de création et non de réali­sation ». La prise en compte de cette spécificité, sa définition, apparaissent, dès lors, comme les données fondamentales de toute analyse du texte théâtral.

« Langage représenté », « langage surpris », « langage total » (Larthomas), extrêmement dépendant de ses conditions d’énonciation, il fonctionne selon le prin­cipe d’une « double énonciation ». Par son « incomplétude », il permet la représen­tation et oblige le metteur en scène à prendre parti (Ubersfeld).

II- TRAGÉDIE ET COMÉDIE

Si la spécificité du texte de théâtre comme genre est peu contestable (voir le chapitre précédent), la classification des œuvres dramatiques en genres (ou « sous- genres ») est problématique. Un genre est en effet défini par des caractéristiques propres à certaines œuvres (qui relèvent d’une rhétorique et d’une poétique) et par des classements opérés par l’histoire littéraire. Or ceux-ci se fondent sur les valeurs (esthétiques, morales, idéologiques) d’une époque ou d’un milieu qu’une autre époque, un autre milieu peuvent rejeter. Ainsi en est-il de la distinction entre tragédie et comédie, étroitement accordée à la période et à l’esthétique classiques et qui s’est trouvée contestée dès le XVIIIe siècle. La place qu’occupent les pièces de Molière, Racine et Corneille dans l’histoire littéraire rend pourtant nécessaire une réflexion sur ces deux « genres ».

Le philosophe Henri Gouhier définit les catégories du tragique, du dramatique et du comique comme des « façons de penser l’historique » fondées sur une perception anthropocentrique de l’univers : elles mettent l’homme au centre d’un monde qu’il interroge en quête d’un sens. À travers elles, la représentation théâtrale se fait « juge­ment d’existence » et y intègre le spectateur[1].

Dans la tragédie, celui-ci est confronté à une vision de l’homme dont la liberté se heurte à une transcendance et il est incité à tirer de l’expression du sentiment tragique de l’existence une leçon ou du moins une réflexion. C’est là une lecture moderne de la tragédie classique : les contemporains la définissaient comme un spectacle qui donnait un plaisir paradoxal en faisant éprouver par procuration les sentiments a priori désagréables de terreur et de pitié. Le tragique, d’ailleurs, s’est dissocié de la tragédie en tant que genre codifié à partir du XIXe siècle. Mais il résulte aussi d’une mise en forme particulière de la pièce, construite à partir de son dénouement. Il relève enfin du sublime, défini comme « la perfection esthétique de la violence ». Dans la comédie, le spectateur garde, par rapport aux personnages et à la fable représentés, une position de détachement qui autorise la naissance du comique, caractéristique essentielle de ce « genre ».

La distinction entre tragédie et comédie a été remise en cause par les auteurs dramatiques, les critiques et les metteurs en scène. Pierre Larthomas considère ainsi que « l’erreur fondamentale [...] a consisté surtout à distinguer au cours des siècles, tout au moins en France, la comédie et la tragédie, ou, de façon plus large, les pièces qui font rire et celles qui font pleurer » alors que cette distinc­tion n’est « pas essentielle » : « la comédie et la tragédie ne sont pas des genres, au sens où nous l’entendons ». Il observe d’ailleurs que « les notions de tragique et surtout de comique sont des plus difficiles à définir », au point qu’« il arrive assez souvent que l’auteur se trompe » : « Tchékhov, avec Les Trois Sœurs, croyait avoir écrit un vaudeville[2] ; et Ionesco jugea d’abord tragiques les répliques de la cantatrice chauve et fut surpris par les réactions du public[3]. » Un auteur dramatique contemporain a proposé de situer les pièces de théâtre entre deux pôles : la « pièce- machine », construite sur une intrigue assurant la progression logique de l’action, et la « pièce-paysage », où les thèmes priment l’action.

III- THÉÂTRE ET MISE EN SCÈNE

Constatant que, dans le théâtre occidental, la mise en scène laisse à l’arrière- plan « tout ce qui n’obéit pas à l’expression par la parole, par les mots », Antonin Artaud a proposé un théâtre qui s’adresserait «d’abord aux sens au lieu de s’adresser d’abord à l’esprit ». La part que la représentation fait aux sens et à l’esprit découle des choix du metteur en scène - et, dans cette création collective qu’est le spectacle, des acteurs et des autres intervenants qui décident des décors, des costumes, des éclairages, de la musique, de tout ce qui concourt à la « polyphonie informationnelle » du théâtre. Écrit pour être dit, pour être joué, le texte théâtral vit par sa réalisation scénique. Celle-ci peut être guidée par les indications de l’auteur, les didascalies, mais le texte théâtral offre au metteur en scène une marge de liberté qui lui permet de concrétiser sa lecture, son interprétation du texte. Depuis la fin du XIXe siècle, en effet, à l’écriture dramatique (le texte de l’écrivain) s’ajoute la création du metteur en scène, qui réalise un travail d’artiste et non de simple régisseur.

Est apparue ainsi la notion, d’inspiration brechtienne, de dramaturgie, qui définit les règles d’une « écriture scénique » : « la mise en scène comme œuvre à part entière, entraîne la nécessité de reconstruire à chaque fois la logique interne du spectacle, ce dernier n’étant plus conçu comme simple transposition ou réalisation naturelle d’une pièce, mais comme une lecture, et plus largement encore une re­création. Il n’y aura donc plus un seul Tartuffe, mais celui de Planchon après celui de Jouvet[4] ». Se pose alors la question du respect du texte littéraire puisque la mise en scène peut le privilégier ou en faire seulement « un des éléments de la représen­tation.» (Ubersfeld).La représentation théâtrale doit-elle être fidèle à « l’es­prit de l’œuvre » ? Celui-ci, selon un metteur en scène contemporain, n’est jamais que « l’opinion majoritaire » sur le texte, voire « les idéologies qui l’encrassent », aussi la mise en scène doit-elle parvenir à combiner « l’absolu de la littéralité » et « la relativité de l’interprétation ».La liberté d’interprétation du metteur en scène est limitée, de fait, par sa relation à la collectivité à laquelle il s’adresse mais aussi au nom de laquelle il s’exprime. Il remplit ainsi des fonctions essentielles dans la cité en interrogeant à la fois sa mémoire du passé, son présent et son avenir possible.

IV- LA REPRÉSENTATION THÉÂTRALE

Le texte théâtral trouve son plein sens au moment de sa représentation, dans la réception de son destinataire, le public. La communication théâtrale comporte de nombreuses particularités dont la plus importante semble être ce jeu qui veut que le spectateur, tout en ayant affaire à des éléments du réel (les acteurs, le décor), « indiscutablement existants », les marque du signe de l’irréalité, en nie l’insertion dans le réel.

« L’illusion théâtrale » favorise la catharsis du spectateur, le libère par le mécanisme de la « dénégation », elle permet donc le « réveil des fantasmes » mais aussi « le réveil de la conscience » (Ubersfeld). Le théâtre détient le pouvoir mystérieux et paradoxal de plonger le spectateur dans un état émotionnel pour le faire accéder à une véritable connaissance de soi.

La réception théâtrale ne se limite pas uniquement au moment présent du message émis. Elle met enjeu un ensemble de signes qui, pour être déchiffrés, requièrent de la part du spectateur, non seulement un travail d’analyse, mais encore un travail de réminiscence, de comparaison, mettant enjeu une mémoire, « transmission capitalisée » qui, par référence à d’autres œuvres, à d’autres mises en scène, permet la compréhension du spectacle présent. Soulignant qu’« on n’entre pas au théâtre sans un apprentissage », un metteur en scène s’insurge contre « ceux qui se font analphabètes du théâtre, ceux qui se veulent sans mémoire » et qui oublient que « lire c’est toujours faire de la littérature comparée ».

La représentation théâtrale, acte de communication complexe, combine ainsi le discours du scripteur, celui du metteur en scène, la médiation du comédien et le « travail » du spectateur qui, par une véritable analyse sémiotique, doit déchiffrer et maîtriser l’ensemble des signes complexes qui lui sont offerts. Vecteur de plaisir, ce travail interprétatif révèle que « c’est le spectateur qui est en définitive le maître du sens : mais le sens ne lui est jamais donné, il est toujours à construire » (Ubersfeld).

Le spectateur est donc impliqué dans la représentation théâtrale mais cette implication prend des formes tout à fait différentes selon les modalités et les présupposés de la mise en scène. Contre le « théâtre récréatif » qui implique émotionnellement le spectateur dans l’action, Brecht crée le « théâtre épique » qui l’implique intellectuellement pour l’amener jusqu’à la prise de conscience (Brecht).

V- FONCTIONS DU THÉÂTRE

Le théâtre, lieu privilégié d’une parole adressée à un destinataire collectif, a vu, très tôt, se poser la question de sa fonction et le problème de sa légitimation.

« Tribune », « chaire »,il est également investi par Brecht d’une mission didactique et sociale.Pour Ionesco, au contraire, « tout théâtre d’idéologie risque de n’être que théâtre de patronage ». L’œuvre théâtrale n’est pas pour autant dépourvue de toute fonction : le théâtre, par la spécificité même de ses effets et de ses procédés, doit « pousser tout au paroxysme » de façon à permettre au spectateur de « s’arracher au quotidien », afin de le réintégrer muni d’« une virginité nouvelle de l’esprit ».

Selon certains critiques, cette fonction morale ou politique n’aurait pas lieu d’être, la fonction cathartique de l’œuvre théâtrale suffisant à la justifier. Le théâtre est le lieu d’une « purgation » des passions qui permet à l’homme, à l’instar de la cure psychanalytique, de se libérer, par le spectacle d’actions non contenues dans les limites des règles morales ou sociales, de tout ce qui, dans la vie réelle, entrave sa liberté d’agir.

Qu’il soit théâtre didactique ou cathartique, la fonction du théâtre n’est-elle pas avant tout de « divertir les hommes » ? Il est fondamental qu’il « ait toute liberté de rester quelque chose de superflu » et, s’il doit « exercer sur la société une influence », s’il doit avoir « un rôle pratique », ce doit être par le biais du jeu.


[1] Henri Gouhier, Le Théâtre et l'Existence (1952), rééd. Vrin, 1973, p.16.

[2] Cf. les commentaires d’Eisa Triolet sur la pièce {Tchékhov, Théâtre, Les Éditeurs français réunis, p. 221) [N.d.A.].

[3] Ionesco, Notes et contre-notes, La Tragédie du langage, p. 155-160 [N.d.A.].

[4] Christian Biet, Christophe Triau, Ou’est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2006, p. 663-664.

 

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