I - UNE HEUREUSE NATURE CORPORELLE

Un solide appétit

Au monde policé des maîtres, les valets opposent un solide appétit de vivre qui ne s’embarrasse d’aucun raffinement superflu. Ils sont traditionnellement associés à la nourriture et à la boisson, et ni les différents Arlequin de Marivaux, ni Figaro ne dérogent à cette règle. Du naufrage qui le jette sur le rivage de « l’île des Esclaves » Arlequin sauve une bouteille dont il s’abreuve généreusement avant de se lamenter sur le sort qui le condamne à mourir de faim.

Quant à Figaro, il entre en scène, dans Le Barbier, en composant une chanson à la gloire du vin et de la paresse qui « se disputent (son) cœur ».

« L’ivresse du peuple »

L’Arlequin du Jeu de l’amour et du hasard imagine son ascension sociale comme un saut du buffet (où l’on prépare les plats pour les servir) à la table (où on les consomme) (III, I). Et seule la tentation de la bonne chère éclipse un instant Silvia dans le cœur de l'Arlequin de La Double Inconstance : « je suis gourmand, je l’avoue », déclare-t-il à l’envoyé du Prince qui lui propose « une cave remplie de vins exquis » et tout « ce qu’il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson » (I, 4).

Ce « naturel » sans complexes n’inspire aux maîtres que du mépris. « Fi donc ! s’exclame le Comte, en regardant avec dégoût son valet mimer l’allure d’un homme pris de boisson, tu as l’ivresse du peuple. » A quoi Figaro ne se prive pas de répondre, sur le ton du défi : « c’est la bonne ; c’est celle du plaisir » (Barbier, I, 4).

Il - LE GOUT DE L’AMOUR

La voix de la nature

L’insolente sensualité des valets ne cesse de rappeler aux maîtres la vérité de la nature humaine, et l’obsédante présence du corps sous les grands sentiments et les belles manières. Dans Le Mariage de Figaro, Antonio le jardinier le déclare sans ambages à la Comtesse : « Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, Madame, il n’y a que ça qui nous distingue des autres bêtes. » (II, 21). La voix de la nature parle par sa bouche, comme par celle de Lisette, la soubrette de Silvia dans Le Jeu de l’amour et du hasard, pour qui dire « non » au mariage « n’est pas naturel » (I, I). Cette vigoureuse affirmation de la primauté du plaisir est pour les maîtres une tentation dont ils se défendent avec horreur ou à laquelle ils cèdent non sans trouble. Aux paroles indignées de Silvia - Le Jeu, II, 8 : « Avec quelle impudence les domestiques ne nous traitent-ils pas dans leur esprit ? Comme ces gens-là vous dégradent. » - fait écho l’aveu de Flaminia, qui a « pris du goût pour Arlequin » et constate que « ces petites personnes-là font l’amour d’une manière à ne pouvoir y résister » (La Double Inconstance, III, 7).

Le désir mis à nu

Car les serviteurs ne se contentent pas de chercher à satisfaire leur propre corps. Ils font aussi exister celui des maîtres. A Rosine qui lui demande le nom de la femme dont est amoureux Lindor, alias Almaviva, Figaro répond en détaillant avec hardiesse les charmes de son interlocutrice, qui ne se reconnaît pas dans ce sensuel portrait (« la plus jolie petite mignonne (...), accorte et fraîche, agaçant l’appétit, pied furtif, taille adroite, bras dodus, bouche rosée... », Barbier, II, 2). Sous le regard du valet, voici mis à nu le désir du maître, et dévoilé le fin mot de sa romanesque passion.

III - LE LANGAGE DES CORPS

Gesticulations

Les valets sont aussi ceux par qui le corps existe sur scène. Arlequin est un virtuose de la gambade et de la cabriole, selon la tradition de la commedia dell’arte. Ses contorsions simiesques accentuaient le côté « animal » du personnage, livré à ses instincts. Si Marivaux a quelque peu édulcoré cet aspect du rôle, il en a néanmoins conservé l’esprit. Dans La Double Inconstance (II, 5) ou dans L’Ile des Esclaves (scènes 2 et 6), les didascalies indiquent qu’il « saute de joie », ou qu’il « danse ». Et le dernier mot du Jeu de l’amour et du hasard reste à Arlequin qui l’emprunte à un autre auteur dramatique. Regnard, et l’accompagne d’un geste adéquat : « Allons, saute Marquis ! »

Mimiques

Le valet laisse parler son corps. Il pleure (La Double Inconstance, I, 8), soupire (idem), et rit (id., II, 4 ; et L’île des Esclaves, scènes 1 et 5). Plus précisément, les mimiques d’Arlequin évoquent ce masque aux sourcils levés, en signe d’éternel étonnement, qui était le sien dans la commedia dell’arte. A sa première apparition dans La Double inconstance, la didascalie initiale précise qu’il « regarde tout l’appartement avec étonnement », stupéfait par le luxe du palais. La spontanéité physique du personnage est l’une des manifestations de cette naïveté qui le caractérise et sert à révéler les dysfonctionnements du monde qui l’entoure.

Éloquence gestuelle

Si Arlequin a d’indéniables talents d’acrobate, Figaro, pour sa part, use de toutes les ressources de l’éloquence gestuelle. Qu’il s’agisse de menacer (Mariage, I, 11), de séduire (avec Suzanne, id., I,1 ; IV,1 ; V,8), ou tout simplement de convaincre, aussi bien le Comte de l’emmener à Londres (tirade des « Goddam », III, 5) que le public d’ouvrir les yeux sur la vérité de la condition humaine (grand monologue, V, 3).

 

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