Molière est capable de bâtir une intrigue attachante, imprévue et bien enchaînée. Mais, dès L'École des Femmes, où l’intrigue occupe encore une grande place, il se tourne vers l'étude des mœurs et surtout des caractères. Dans ses meilleures comédies, Tartuffe, Le Misanthrope, L'Avare, Le Bourgeois Gentilhomme, Les Femmes Savantes, Le Malade Imaginaire, il est avant tout soucieux de peindre « d'après nature », et il lui arrive de négliger l'intrigue, ou tout au moins de la subordonner à la vérité de la peinture.
I- LE SCHÉMA HABITUEL
Si l’on excepte Le Misanthrope, Molière reste fidèle, dans ces pièces, au schéma habituel de la comédie d'intrigue. Le problème qui recevra sa solution au dénouement est celui d’un mariage contrarié par les parents de la jeune fille. Mais généralement le personnage qui s’oppose au mariage est un maniaque aveuglé par ses vices ou ses travers, et l’action a pour objet de mettre en lumière les défauts et les ridicules de son caractère.
1. Les « héros » de Molière
C’est pour satisfaire une idée fixe que le personnage central contrarie le mariage de son enfant et veut lui en imposer un autre. Harpagon veut marier son fils à une riche veuve, et sa fille au seigneur Anselme « qui n’a pas plus de 50 ans et dont on vante les grands biens ». Orgon donne sa fille au bigot Tartuffe. M. Jourdain refuse Lucile à Cléante parce qu’il n’est pas gentilhomme : elle sera marquise et même duchesse ! Philaminte, femme savante, destine Henriette à son « héros d’esprit » Trissotin. Quant au « malade imaginaire », sa fille Angélique ne saurait épouser qu’un médecin ! « C'est pour moi que je lui donne ce médecin, dit-il, et une fille de bon naturel doit être ravie d'épouser ce qui est utile à la santé de son père. »
2. Les « exploiteurs »
Autour de ces maniaques se trouvent des intrigants qui exploitent leur idée fixe : coureurs de dot, Tartuffe et Trissotin; personnages avides, Minime Béline, qui convoite l’héritage du « malade imaginaire ». Quant à Dorante, il lui suffit d’être gentilhomme pour vivre largement aux dépens de M. Jourdain. Ce sont d'habiles hypocrites, taillés en somme dans la même étoffe que Scapin, mais leur jeu est Infiniment plus souple, tout en nuances, et leur action persévérante suppose une connaissance profonde de leur dupe.
3. Le parti du bon sens
Face à cette coalition des parents maniaques et de leurs exploiteurs, voici d’abord le couple des amoureux menacés. Ils sont généralement très épris mais désarmés, et heureusement soutenus par des personnes raisonnables, parfois ingénieuses : la franche Mme Jourdain, le bonhomme Chrysale, les frères ou demi-frères à qui leurs tirades sensées et quelque peu monotones ont valu le titre de « raisonneurs » : Cléante, Ariste, Béralde. Mais l’opposition aux maniaques est le plus souvent conduite par des servantes à la langue bien pendue, capables d’inventer des ruses pour démasquer les hypocrites et faire triompher l’amour. La « suivante » Dorine voit clair dans le jeu de Tartuffe (I, 2) et soutient la révolte de Mariane contre l’aveuglement d’Orgon (II, 2). Dans Le Malade Imaginaire, c’est Toinette qui dit son fait à Argan (I, 5) et démasque par un stratagème l’hypocrite Béline (III, 18). Pour berner M. Jourdain, Covielle, valet de Cléante, imagine de lui présenter son maître comme le fils du Grand Turc! Enfin, la bonne Martine elle-même encourage Chrysale à braver philaminte : « La poule ne doit pas chanter devant le coq » (v. 1644).
II- L’ART DES SITUATIONS
En dépit de tant d’éléments communs, ces pièces sont loin de se ressembler, car Molière a l’art d’imaginer pour chaque comédie la situation la plus propre à mettre en lumière les caractères. Rien n'est plus instructif à cet égard que de comparer Tartuffe et Les Femmes Savantes.
Des deux côtés, un hypocrite se fait bien accueillir dans une maison, convoite la main et la dot de la fille du logis et se trouve démasqué par un stratagème.
Dans Tartuffe, le faux dévot a réussi à s’implanter chez le pieux Orgon. Choyé par son protecteur dont il exploite la dévotion naïve, il est à son aise pour tendre ses filets, brouiller Orgon avec son fils, obtenir la main de sa fille et même la donation totale de ses biens. Il aura la faiblesse de courtiser la femme d’Orgon et c’est ce qui le perdra : attiré par deux fois dans un piège (actes III et IV), il sera enfin pris en flagrant délit.
Dans Les Femmes Savantes, au contraire, la manœuvre de Trissotin passe au second plan, et c’est la peinture des mœurs qui constitue l’essentiel de la pièce. La ruse qui démasque l’hypocrite, au lieu d’occuper deux actes, n’apparaît qu’à la dernière scène.
Dans L’Avare, la situation impose à Harpagon des dépenses qui le mettent à la torture : riche bourgeois, il doit avoir un train de maison, un intendant, des laquais, un carrosse; père de famille, il a un fils amoureux et prodigue, et une fille qu’il veut marier « sans dot »; veuf, il voudrait se remarier, mais la jeune Mariane est pauvre et il faut lui offrir un grand festin...
Mais le « coup de génie », c’est la situation du Misanthrope. Alceste, pessimiste, grognon, blessé par l’hypocrisie sociale, est amoureux d'une coquette attachée à toutes les conventions mondaines; il est ainsi exposé à rencontrer dans le salon de Célimène la société la plus fausse, la plus éloignée de la franche nature.
III- PERFECTION DE CERTAINES INTRIGUES
L’idéal eût été de concevoir des intrigues dont le déroulement normal put offrir les situations les plus propres à peindre les mœurs et les hommes. Molière n’y parvient que dans quelques hautes comédies : Tartuffe, Les Femmes Savantes, Le Misanthrope.
1. Dans Tartuffe
La question de l’aveuglement d’Orgon et celle du mariage de sa fille sont si étroitement liées que toute action de nature à démasquer Tartuffe favorise les projets de Mariane et de Valère. Aussi pouvons-nous dire qu’on n’en saurait retrancher une scène sans nuire à l’intrigue : il n’y en a presque pas une seule où il ne soit question de ce mariage au moins par allusion. C’est en faveur de Mariane qu’Elmire fait sa première tentative auprès de Tartuffe, et c’est pour convaincre son mari et sauver la jeune fille qu’elle s’expose une seconde fois aux assiduités du faux dévot. Au cinquième acte, il est plus question, à la vérité, des méfaits de l’imposteur que du mariage; mais, après l’arrestation du criminel, la joie des amants enfin réunis vient dénouer cette intrigue où le machiavélisme de Tartuffe n’a jamais cessé de menacer leur bonheur et celui de toute une famille.
2. L’intrigue Des Femmes Savantes
Elle est habilement centrée sur le problème du mariage d’Henriette et de Clitandre menacé par les projets de Philaminte et d’Armande. C'est à propos de ce mariage que s'affirment les caractères : proclamations héroïques et capitulations de Chrysale, tyrannie hautaine de Philaminte, stratégie et cynisme de Trissotin, douce folie de Bélise, aigreur d’Armande, charmante spontanéité d’Henriette et Clitandre.
3. Quelle est l’intrigue du Misanthrope ?
On dit parfois que la pièce en est dénuée. Mais, si l’on considère le drame intérieur qui l’anime, on verra au contraire qu’il s’agit d’une action parfaitement enchaînée. C’est le drame d’Alceste qui aime et se croit aimé : il attribue aux « vices du temps » les défauts qu’il voit en Célimène et il a l’espoir d’en « purger son âme ». Il décide, dès le premier acte, de la mettre en demeure de choisir entre lui et ses rivaux; mais, chaque fois qu’il va poser la question, tantôt la coquette se dérobe, tantôt des fâcheux viennent les séparer. D'acte en acte, l'irritation d'Alceste grandit : il soupçonne douloureusement que Célimène le trahit, il découvre qu’elle est méprisable et qu’il est néanmoins incapable de vaincre sa passion pour elle. Lorsque, à la fin de la pièce, il aura la certitude d’être trompé, il trouvera la force do rompre et de se retirer. L'unité de la pièce vient de ce drame moral, et les scènes qui paraissent extérieures à l’action (par ex. : II, 4) doivent être étudiées par rapport au caractère d'Alceste, rendu sensible à toutes les influences par sa jalousie et par le pessimisme qu’elle entretient dans son âme.
IV- INTRIGUES « PSYCHOLOGIQUES »
La tentation de bâtir l'intrigue en fonction du personnage central l’a emporté dans Dom Juan, L'Avare, Le Malade Imaginaire, et surtout Le Bourgeois Gentilhomme. On dirait que Molière, oubliant ses couples d’amoureux et leur bonheur menacé, s’ingénie à rassembler les scènes qui nous montrent sous tous leurs aspects les caractères de son avare, de son malade, de son bourgeois gentilhomme. Dans L'Avare, plusieurs intrigues s’entrelacent, celle d’Elise et de Valère, celle de Cléante et de Mariane, celle d’Harpagon amoureux de Mariane et rival de son fils. En réalité, l’unité de la pièce vient du caractère de l’avare, père d’une fille à marier et d’un fils prodigue, de l’avare partagé entre son amour et son argent, de l’avare qui monte la garde auprès de sa cassette. En dépit d’une cascade de reconnaissances, le dénouement heureux ne survient que parce qu’il retrouve sa cassette et marie ses enfants sans délier sa bourse.
Dans Le Malade Imaginaire, combien de scènes, surtout au troisième acte, ne restent liées à l’intrigue que par le caractère du personnage central ! Mais c’est Le Bourgeois Gentilhomme qui montre à quel point Molière en est venu à négliger l’intrigue; les deux premiers actes sont sur le modèle d’une revue : tour à tour défilent devant M. Jourdain des personnages qui exploitent sa passion de la « qualité » : maître à danser, maître de musique, maître d’armes, maître de philosophie, maître tailleur et garçons tailleurs. On pourrait à volonté ajouter ou retrancher des scènes sans rien changer à l’intrigue. Cette dernière n’apparaît qu’à la fin du troisième acte, tourne à la mystification au quatrième acte et à l’énorme farce au cinquième.
VI- LES DENOUEMENTS
Poussées jusqu’à leurs conséquences logiques, beaucoup d’intrigues de Molière tourneraient normalement au drame. Dans la vie courante, la jeune Henriette n’échapperait pas plus à Trissotin que la naïve Agnès à l’odieux Arnolphe de L’École des Femmes (p. 201); Tartuffe se terminerait sur le spectacle d’une famille ruinée, peut-être déshonorée, et d’un hypocrite triomphant; l’Avare ne retrouverait sûrement pas sa cassette; le Bourgeois et le Malade seraient ruinés par les hypocrites qui les exploitent. Bonheurs détruits, familles désunies, fortunes anéanties, tel serait le dénouement logique des intrigues de Molière.
1. Dénouements artificiels
Comme le genre même de la comédie suppose une fin heureuse où les méchants sont punis et les bons récompensés, et que Molière lient à montrer le triomphe de la paix domestique et de la raison, il recourt à divers typas de dénouements artificiels, pleins de romanesque et de fantaisie.
- Reconnaissances
C’est le moyen traditionnel, qui apparaît dès L'Etourdi et l'Ecole des Femmes. Il faut une double reconnaissance pour terminer Les fourberies de Scapin. Quant à L'Avare, quel invraisemblable concours de circonstances ! Pour que le rideau se baisse sur un double mariage, il faut qu’à la suite d'un naufrage les membres d’une famille italienne aient été séparés en trois groupes, qu’ils aient tous changé de nom, qu’ils soient tous venus vivre à Paris, que des intrigues monumentales les attirent tous en même temps chez Harpagon, et qu’ils se reconnaissent au bon moment !
- Stratagèmes
L’événement qui dénoue l’intrigue provient cette fois non du hasard, mais de l’habileté d’un personnage. Les amants se déguisent en médecins pour épouser leurs belles en dépit des jaloux (L'Amour Médecin, Le Médecin malgré lui); Ies jeunes filles se déguisent également pour échapper à leurs gardiens et épouser ceux qu'elles aiment (Le Dépit Amoureux, L'Ecole des Maris, Le Sicilien). Dans Les Femmes Savantes, c’est un billet d’Ariste qui éclaire Philaminte sur les vrais sentiments de Trissotin et de Clitandre. Dans Le Bourgeois Gentilhomme et Le Malade Imaginaire, il décide l’un, devenu « mamamouchi », à donner Lucile au « fils du Grand Turc », l'autre à donner sa fille à un « futur médecin » et à se faire lui-même médecin; ces deux pièces se terminent d’ailleurs par des ballets qui dissipent dans l’euphorie l'invraisemblance des dénouements.
- Dénouements surnaturels
A la fin d’Amphitryon, l’apparition de Jupiter dans un nuage donne un parfait exemple du « Deus ex machina »; Dom Juan est entraîné aux Enfers par la statue du Commandeur. Si le dénouement du Tartuffe n’est pas « surnaturel », l’intervention de l’Exempt, à la dernière minute, présente pourtant un caractère quasi miraculeux : seul le roi, dans sa toute-puissance, pouvait mettre fin aux exploits de Tartuffe, comme seul il a pu faire jouer lu pièce.
- Dénouements logiques et pessimistes
Hormis le dénouement de George Dandin, seul celui du Misanthrope obéit jusqu’au bout à la logique des caractères, et cette fin exprime la tendance pessimiste de Molière. Alceste, enfin désabusé, découvre que Célimène est incorrigible et qu’elle n’est pas faite pour lui : il trouve lu force de rompre et de se retirer du monde.
Cette fidélité du héros à lui-même, clairement exprimée dans Le Misanthrope, Molière nous la suggère d’autres fois à travers l'artifice même et la désinvolture de ses dénouements. Entre le moment où Tartuffe est découvert et celui de son arrestation, l’auteur ii voulu compléter, de façon dramatique, cette puissante figure : nous voyons l'hypocrite se redresser, prétendant agir dans l’intérêt du Ciel et du Prince, sachant « se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère » (v. 1586). L’intervention de l’Exempt ne se produit qu’au dernier moment, sans doute pour laisser Tartuffe aller jusqu’au bout de son infamie, mais aussi pour nous montrer quelle serait la suite véritable de cette aventure »ans le « miracle » (si rare !) d’une action opportune de la justice incarnée par le roi.
Mais, dira-t-on, Orgon n’a-t-il pas été désabusé? L’intrigue aboutit souvent, en effet, à éclairer un personnage aveugle comme le sont Orgon, Alceste ou Philaminte. Le sont-ils de façon définitive? Est-on certain qu’Orgon ne sera plus « mené par le nez », et que Philaminte ne reviendra pas à « sa longue lunette à faire peur aux gens », tout comme Harpagon retourne à sa « chère cassette »? Il y a des incorrigibles qui ne comprendront jamais : Dom Juan, M. Jourdain, Harpagon, Argan. Les vices humains, véritable danger social, sont trop enracinés pour qu’une seule épreuve puisse en venir à bout, et Molière le souligne par l’invraisemblance de dénouements qui ne résolvent que provisoirement les problèmes. Telle est, en définitive, l'impression sinon de pessimisme, du moins de lucidité sans illusion que nous laissent, quand nous avons bien ri, la plupart des comédies de Molière.
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