I- MOLIÈRE AU BORD DU TRAGIQUE  

On parle souvent de la mélancolie de Molière. Gœthe trouvait que ses pièces « touchent à la tragédie » et Musset s’écriait à propos du Misanthrope : Quelle mâle gaîté, si triste et si profonde! Que lorsqu'on vient d’en rire on devrait en pleurer. Cependant on ne peut souscrire sans réserve à ces jugements teintés de romantisme.

1. Subjectivisme ou pessimisme 

Son humeur satirique lui a inspiré des couplets amers contre les « mœurs du siècle ». Il semble avoir exprimé directement sa colère contre les hypocrites dans Dom Juan (V, 2; p. 207) et dans le Misanthrope (v. 123-144). Mais faut-il croire que les souffrances d’Arnolphe (p. 201) et d’Alceste sont des confidences douloureuses de Molière? Rien n’autorise cette interprétation.

La gravité de son théâtre tiendrait plutôt à son réalisme. Il y a quelque chose de désolant dans cette humanité médiocre.

2. Ravages du vice et malheurs familiaux

Ses héros se rendent malheureux et se dégradent moralement, car le vice engendre le vice. Harpagon devient un louche usurier; Orgon en vient à trahir les devoirs de l’amitié et à pratiquer la restriction mentale (v. 1591-1592); M. Jourdain, Argan deviennent durs et dissimulés. Ce sont tous des inadaptés qui prennent le faux pour le vrai, agissent contre tout bon sens et tendent vers la folie (cf. Monologue d’Harpagon, IV, 7).

L’égoïsme des maniaques fait le malheur de leur entourage. Orgon s’écrie : « Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme \ Que je m'en soucierais autant que de cela » (v. 278-279). Harpagon regarde ses enfants comme ses ennemis. Argan, M. Jourdain, Orgon, Harpagon, Philaminte exigent des gendres conformes à leurs manies. Nous avons le spectacle de familles désunies et menacées de ruine. Quant à Dom Juan, en dépit de scènes comiques, c’est un drame.

Lors de la représentation des pièces de Molière, le comique passe au premier plan et nous fait oublier la gravité des peintures. L’art de ce dramaturge consiste justement à traiter de façon amusante des situations pénibles.

II. PERMANENCE DU COMIQUE CHEZ MOLIÈRE

Il évite d’assombrir ses comédies. Si certains personnages sont odieux, ils sont tellement absurdes qu’au lieu d’indigner ils provoquent le rire; généralement ils sont escortés de valets chargés de détendre l’atmosphère aux moments les plus graves. Dans la scène où Harpagon fait avouer à Cléante qu’il aime Mariane (IV, 3), Maître Jacques essaie ridiculement de réconcilier les deux rivaux : après cet intermède d’énorme farce, le spectateur peut entendre sans émotion la querelle où le fils insulte son père et où l’avare déshérite son fils ! (cf. au contraire Mithridate. On étudiera encore cette intervention de la farce dans l'Avare, II, 2; Tartuffe, III, 6, et IV, 4. La vie des personnages n’est jamais en danger et les dénouements heureux viennent dissiper la tristesse de certaines situations (cf. p. 193).

Le comique est le moyen d’expression naturel de MOLIÈRE. Tous les procédés signalés plus haut (p. 198) pour peindre les caractères aboutissent naturellement au rire; inversement, ses effets comiques sont toujours liés à la vérité psychologique (p. 181). C’est cette ambiance comique qui fait « l'unité d'atmosphère » de ses pièces.

III. QUELLES SONT LES SOURCES DE CE COMIQUE ?

On trouve chez MOLIÈRE tout ce qui peut susciter le rire : comique de mots, de gestes, d’interruptions, de répétitions, quiproquos, mots de nature, situations, extravagance des idées et des actes. Deux tendances essentielles :

1. Le contraste

Molière aime opposer ses personnages par le caractère, le vocabulaire, les mœurs : Gorgibus et les précieuses; Alceste et Philinte; Orgon et Dorine; M. Jourdain et sa femme; Chrysale et Philaminte. Il aime opposer ses personnages à eux-mêmes : contradictions d’Alceste, de Chrysale, d’Armande, de M. Jourdain. De là l’impression de déséquilibre, d'inadaptation où BERGSON voyait l’essence même du rire.

Dans les scènes à renversement, c’est un revirement de situation qui provoque le contraste comique : entrevues d’Alceste et de Célimène (II, 1, et IV, 3), entretiens entre Célimène et Arsinoé (III, 4), entre M. Jourdain et Dorante (III, 4); entre Harpagon et Frosine (II, 5), entre Vadius et Trissotin (F. Sav., II, 5); scènes de dépit amoureux (Tartuffe, II, 4; Bourgeois, III, 10).

2. Comique de parodie

Plus raffiné que le précédent, ce comique fait participer le spectateur à une sorte de jeu intellectuel : c’est à lui de découvrir (avec quelle délectation !) les intentions satiriques de l’auteur. Parodie des mœurs contemporaines dans les Précieuses (sc. 3 et 9), dans le Misanthrope (II, 5); parodie littéraire (Misanthrope, I, 2; Critique et Impromptu); parodie du jargon médical (p. 195); parodie du théâtre tragique (Misanthrope, IV, 3). Au comique de parodie se rattache le recours au langage indirect : critique du sonnet d’Oronte par Alceste (I, 2), échange de politesses empoisonnées entre Célimène et Arsinoé (III, 4), déclaration déguisée de Cléante à Mariane en présence d’Harpagon (III, 3). Les chefs-d’œuvre de ce langage à double sens sont peut-être les tirades amoureuses en style dévot de Tartuffe et le langage d’Elmire adressé à la fois à Tartuffe et à Orgon (III, 3, et IV, 5).

IV- LA HAUTE COMÉDIE

C’est par ce comique plus relevé, par ce « rire dans l'âme », que MOLIÈRE voulait plaire aux « honnêtes gens ». Sans tomber dans le drame bourgeois qui aboutira à la pièce sérieuse moderne, il tendait vers l’idéal d’un comique épuré et de scènes semblables à des tranches de conversation, pleines de vie et de naturel. Il l’a réalisé en partie dans l’École des Femmes, Dom Juan, Tartuffe, Les femmes Savantes. Il l’a réalisé totalement dans le Misanthrope, où il parvient à éviter toute vulgarité et à rester néanmoins comique à peu près jusqu’au bout.

V- l'ÉCOLE DES FEMMES : UNE COMÉDIE TEINTÉE DE TRAGIQUE 

Le quadragénaire ARNOLPHE rêvait d’une femme parfaitement fidèle et soumise à ses volontés. Il a pris soin de choisir autrefois, à la campagne, une fillette de 4 ans et l'a formée selon sa « méthode » : l’ignorance totale de la vie. AGNES a maintenant 17 ans ri, en attendant de l’épouser, son tuteur la tient jalousement enfermée. Mais l’ignorance, « les verrous et les grilles » suffisent-ils à garantir l’honnêteté d’une femme? Pour «'assurer de sa fidélité, ne vaut-il pas mieux se faire aimer d’elle? C’est le problème de la pièce. Que le jeune HORACE passe dans la rue et, en l’absence d’Arnolphe, Agnès se sentira invinciblement attirée par son charme. Mais voilà qu’à la faveur d’une méprise Arnolphe devient le confident d'Horace! Ne se doutant pas qu’Arnolphe, ami de son propre père, cl M. de la Souche, tuteur d’Agnès, ne sont qu’une même personne, le jeune homme lui confie qu'il doit enlever Agnès le soir même. Toute l’intrigue va reposer sur cette méprise. Arnolphe devra subir les confidences d’Horace et pourra déjouer en partie ses entreprises.

AGNÈS avoue ingénument à Arnolphe sa tendresse pour Horace, mais le tuteur jaloux lui présente cet amour hors du mariage comme un crime et lui enjoint de chasser le jeune homme à coups de pierre. Elle obéit, et, pour la préparer à l’épouser, Arnolphe lui fait lire li s rébarbatives « Maximes du Mariage ». Mais il apprend bientôt d'Horace lui-même que la pierre lancée par Agnès s’accompagnait d’une délicieuse déclaration d’amour !

Arrnolphe redouble de vigilance : quand Horace se présente pour l’escalade, il tombe de l'échelle sous les coups des valets d'Arnolphe, qui le croient mort. Il s’en tire pourtant sans Itrand mal et demande à Arnolphe de cacher Agnès pour la dérober à M. de la Souche. Le visage voilé, ARNOLPHE emmène AGNÈS que lui confie Horace; resté seul avec elle, il se l'ait reconnaître, mais la jeune fille se révolte contre son autorité tyrannique.

VI- ARNOLPHE MALHEUREUX ET RIDICULE

La pièce présente la situation douloureuse d’un homme qui aime, qui ne sait ni se faire aimer ni trouver les mots pour émouvoir, et qui en a désespérément conscience. Il souffre, et pourtant nous nous sentons détachés de lui : nous le trouvons grotesque et même odieux. « Notre rire est taillé dans l’angoisse d’Arnolphe, angoisse tout humaine, toute dramatique... I ,e drame qui se déroule tout entier et de toute sa force nous communique à son insu li rire qui nous en délivre et le jugement qui le condamne » (R. Fernandez). On étudiera avec quelle maîtrise, tout en démontrant les thèses de sa pièce, Molière a su nous faire rire d’une situation en elle-même « tragique » pour AGNÈS comme pour ARNOLPHE.

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TEXTE ET EXERCICE

AGNES :     Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
Et vos discours en font une image terrible ;
Mais, las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs,
Que de se marier il donne des désirs.

Arnolphe :  Ah ! c’est que vous l’aimez, traîtresse !

Agnès :     Oui, je l’aime.

Arnolphe : Et vous avez le front de le dire à moi-même !

Agnès :     Et pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?

Arnolphe : Le deviez-vous aimer, impertinente ?

Agnès :    Hélas !
Est-ce que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause ;
Et je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.

Arnolphe : Mais il fallait chasser cet amoureux désir.

Agnès :     Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

Arnolphe : Et ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ?

Agnès :     Moi ? point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire ?

Arnolphe : Il est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui.
Vous ne m’aimez donc pas, à ce compte ?

Agnès :     Vous ?

Arnolphe : Oui.

Agnès :     Hélas ! non.

Arnolphe : Comment, non !

Agnès :     Voulez-vous que je mente ?

Arnolphe : Pourquoi ne m’aimer pas, Madame l’impudente ?

Agnès :     Mon Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer :
Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?
Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.

Arnolphe : Je m’y suis efforcé de toute ma puissance ;
Mais les soins que j’ai pris, je les ai perdus tous.

Agnès :     Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous ;
Car à se faire aimer il n’a point eu de peine.

Arnolphe : Voyez comme raisonne et répond la vilaine !
Peste ! une précieuse en dirait-elle plus ?
Ah ! je l’ai mal connue ; ou, ma foi ! là-dessus
Une sotte en sait plus que le plus habile homme.

Puisque en raisonnement votre esprit se consomme,
La belle raisonneuse, est-ce qu’un si long temps
Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ?

Agnès :     Non. Il vous rendra tout jusques au dernier double.

Arnolphe : Elle a de certains mots où mon dépit redouble.
Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir,
Les obligations que vous pouvez m’avoir ?

Agnès :     Je ne vous en ai pas d’aussi grandes qu’on pense.

Arnolphe : N’est-ce rien que les soins d’élever votre enfance ?

Agnès :     Vous avez là-dedans bien opéré vraiment,
Et m’avez fait en tout instruire joliment !
Croit-on que je me flatte, et qu’enfin, dans ma tête,
Je ne juge pas bien que je suis une bête ?

Moi-même, j’en ai honte ; et, dans l’âge où je suis,
Je ne veux plus passer pour sotte, si je puis.

Arnolphe : Vous fuyez l’ignorance, et voulez, quoi qu’il coûte,
Apprendre du blondin quelque chose ?

Agnès :     Sans doute.
C’est de lui que je sais ce que je puis savoir :
Et beaucoup plus qu’à vous je pense lui devoir.

Arnolphe : Je ne sais qui me tient qu’avec une gourmade
Ma main de ce discours ne venge la bravade.
J’enrage quand je vois sa piquante froideur,
Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.

Agnès :     Hélas ! vous le pouvez, si cela peut vous plaire.

Arnolphe : Ce mot et ce regard désarme ma colère,
Et produit un retour de tendresse et de cœur,
Qui de son action m’efface la noirceur.
Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !
Tout le monde connaît leur imperfection :
Ce n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ;
Leur esprit est méchant, et leur âme fragile ;
Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle : et malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.

Hé bien ! faisons la paix. Va, petite traîtresse,
Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.
Considère par là l’amour que j’ai pour toi,
Et me voyant si bon, en revanche aime-moi.

 

Agnès :     Du meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire :
Que me coûterait-il, si je le pouvais faire ?

Arnolphe : Mon pauvre petit bec, tu le peux, si tu veux.
                                (Il fait un soupir.)
Écoute seulement ce soupir amoureux,
Vois ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux et l’amour qu’il te donne.
C’est quelque sort qu’il faut qu’il ait jeté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse avec moi.
Ta forte passion est d’être brave et leste :
Tu le seras toujours, va, je te le proteste ;
Sans cesse, nuit et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai, mangerai ;

Tout comme tu voudras, tu pourras te conduire :
Je ne m’explique point, et cela, c’est tout dire.
(À part.)
Jusqu’où la passion peut-elle faire aller !
Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler :
Quelle preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?
Me veux-tu voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que je m’arrache un côté de cheveux ?
Veux-tu que je me tue ? Oui, dis si tu le veux :
Je suis tout prêt, cruelle, à te prouver ma flamme.

Agnès : Tenez, tous vos discours ne me touchent point l’âme :
Horace avec deux mots en ferait plus que vous.

Arnolphe : Ah ! c’est trop me braver, trop pousser mon courroux.
Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,
Et vous dénicherez à l’instant de la ville.
Vous rebutez mes vœux et me mettez à bout ;
Mais un cul de couvent me vengera de tout.

             Molière, L'Ecole des Femmes, V, 4

 Tout s’arrange pour ceux qui s'aiment. Enrique arrive à point d'Amérique pour recon­naître en Agnès la fille qu'il a jadis confiée à une paysanne; il la donne à Horace, fils de son excellent ami Oronte ! Quant à Arnolphe, muet de rage, on va le dédommager de ses dépenses « Et rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux. » 

EXERCICE

  1.  Etudier les sentiments qui se succèdent dans Vâme d’Arnolphe. Expliquer leur enchaînement.
  2.  Quel est l’intérêt dramatique et psychologique du calme d’Agnès? Est-elle volontairement cruelle?
  3. Quels sont les arguments d’Arnolphe? Pourquoi ne touchent-ils pas Agnès? Que pensez-vous du prélude à sa déclaration (v. 50-60) et de ses « preuves »» d’amour?
  4. A quels traits se révèle la souffrance d’Arnolphe? Pouvons-nous le plaindre? En quoi ce personnage douloureux est-il néanmoins ridicule?
  5.  Dégager les deux conceptions de /’amour et du mariage. Quelle est celie de Molière?
  6.  Quelles sont, d’après cette scène, les idées de l’auteur sur /’éducation des filles ?

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