Texte A : Nicolas Boileau, Art poétique, Chant III, (1674)

Il n'est point de serpent ni de monstre odieux,

Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux :

D'un pinceau délicat l'artifice agréable

Du plus affreux objet fait un objet aimable.

Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs

D'Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,

D'Oreste parricide exprima les alarmes,

Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes,

Vous donc, qui d'un beau feu pour le théâtre épris,

Venez en vers pompeux y disputer le prix,

Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages

Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,

Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,

Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?

Que dans tous vos discours la passion émue

Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue.

Si d'un beau mouvement l'agréable fureur

Souvent ne nous remplit d'une douce " terreur ",

Ou n'excite en notre âme une " pitié " charmante,

En vain vous étalez une scène savante :

Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir

Un spectateur toujours paresseux d'applaudir,

Et qui, des vains efforts de votre rhétorique

Justement fatigué, s'endort ou vous critique.

Le secret est d'abord de plaire et de toucher :

Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.

Que dès les premiers vers l'action préparée

Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.

Je me ris d'un acteur qui, lent à s'exprimer,

De ce qu'il veut, d'abord ne sait pas m'informer,

Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,

D'un divertissement me fait une fatigue.

 

 

 J'aimerais mieux encor qu'il déclinât son nom,

Et dît : Je suis Oreste ou bien Agamemnon,

Que d'aller, par un tas de confuses merveilles

Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles :

Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué.

Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué.

Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,

Sur la scène en un jour renferme des années.

Là souvent le héros d'un spectacle grossier,

Enfant au premier acte, est barbon au dernier.

Mais, que la raison à ses règles engage,

Nous voulons qu'avec art l'action se ménage ;

Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli

Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.

Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable :

Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.

Une merveille absurde est pour moi sans appas :

L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas.

Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose :

Les yeux en le voyant saisiront mieux la chose ;

Mais il est des objets que l'art judicieux

Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.

Que le trouble, toujours croissant de scène en scène,

A son comble arrivé se débrouille sans peine.

L'esprit ne se sent point plus vivement frappé,

Que lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé,

D'un secret tout à coup la vérité connue

Change tout, donne à tout une face imprévue. 

 

 Texte B : Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827

On commence à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers éléments de la réalité. Les personnages parlants ou agissants ne sont pas les seuls qui gravent dans l'esprit du spectateur la fidèle empreinte des faits. Le lieu où telle catastrophe s'est passée en devient un témoin terrible et inséparable ; et l'absence de cette sorte de personnage muet décompléterait dans le drame les plus grandes scènes de l'histoire. Le poète oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ? Poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, toute obstruée de haquets et de voitures ? Brûler Jeanne d'Arc autre part que dans le Vieux-Marché ? Dépêcher le duc de Guiseautre part que dans ce château de Blois où son ambition fait fermenter une assemblée populaire ? Décapiter Charles le` et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d'où l'on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait de pendant à leur palais ?

L’unité de temps n'est pas plus solide que l'unité de lieu. L’action, encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu'encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements, appliquer la même mesure sur tout ! On rirait d'un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser l'unité de temps à l'unité de lieu comme les barreaux d'une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! C’est mutiler hommes et choses, c'est faire grimacer l'histoire. Disons mieux : tout cela mourra dans l'opération ; et c'est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent à leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie. Voilà pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne renferme qu'un squelette. […]

Il suffirait enfin, pour démontrer l'absurdité de la règle des deux unités, d'une dernière raison, prise dans les entrailles de l'art. C'est l'existence de la troisième unité, l'unité d'action, la seule admise de tous parce qu'elle résulte d'un fait : l'œil ni l'esprit humain ne sauraient saisir plus d'un ensemble à la fois. Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C'est elle qui marque le point de vue du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l'unité avec la simplicité d'action. L’unité d'ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur lesquelles doit s'appuyer l'action principale. Il faut seulement que ces parties, savamment subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l'action centrale et se groupent autour d'elle aux différents étages ou plutôt sur les divers plans du drame. L’unité d'ensemble est la loi de perspective du théâtre. 

 

Texte C : Molière, extrait de Critique de L'École des femmes, (1663)

Malgré son succès, la représentation de L'École des femmes en 1662 suscita une vive querelle qui déchaîna les doctes et les prudes contre le prétendu "amoralisme" de la pièce et une certaine "outrance" que l'on vit dans les caractères mis en scène. Molière répliqua l'année suivante par cette comédie où Dorante et Uranie sont opposés au pédant Lysidas.

URANIE : Mais, de grâce, Monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je ne me suis point aperçue.

LYSIDAS : Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d'abord, Madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l'art.

URANIE : Je vous avoue que je n'ai aucune habitude avec ces messieurs-là, et que je ne sais point les règles de l'art.

DORANTE : Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du monde; et cependant ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poèmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d'Horace et d'Aristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir qu'il y prend ?

URANIE : J'ai remarqué une chose de ces messieurs-là : c'est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.

DORANTE : Et c'est ce qui marque, Madame, comme on doit s'arrêter peu à leurs disputes embarrassantes. Car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait de nécessité que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d'avoir du plaisir.

URANIE : Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent ; et, lorsque je m'y suis bien divertie, je ne vais point demander si j'ai eu tort, et si les règles d'Aristote me défendaient de rire.

DORANTE : C'est justement comme un homme qui aurait trouvé une sauce excellente, et qui voudrait examiner si elle est bonne sur les préceptes du Cuisinier français.

URANIE : Il est vrai ; et j'admire les raffinements de certaines gens sur des choses que nous devons sentir nous-mêmes.