Texte A : Thésée, André Gide, Gallimard, 1946, pp. 74-77.

Ce fil n’était ni de lin, ni de laine, mais par Dédale, d’une matière inconnue, contre laquelle mon glaive même, que j’essayai sur un petit bout, ne pouvait rien. Je laissai ce glaive entre les mains d’Ariane, résolu que j’étais (après ce que m’avait dit Dédale sur la supériorité que confèrent à l’homme les instruments sans lesquels je n’aurais pu triompher des monstres), résolu dis-je, à combattre le Minotaure avec la seule vigueur de mon bras. Arrivés donc devant l’entrée du labyrinthe, porche orné de la double hache qui, en Crète, figurait partout, j’adjurai Ariane de ne point s’en écarter. Elle tint à attacher elle-même à mon poignet l’extrémité du fil, par un nœud qu’elle prétendit conjugal ; puis tint ses lèvres collées aux miennes durant un temps qui me parut interminable. Il me tardait d’avancer.

Mes treize compagnons et compagnes m’avaient précédé, dont Pirithoüs ; et je les retrouvai, dès la première salle, déjà tout hébétés par les parfums. J’avais omis de raconter qu’avec le fil, Dédale m’avait remis un morceau d’étoffe imprégné d’un puissant antidote contre ceux- ci, me recommandant instamment de l’assujettir en bâillon. Et à cela aussi, sous le porche du labyrinthe, Ariane avait mis la main. Grâce à quoi, mais ne respirant qu’à peine, je pus, parmi ces vapeurs enivrantes rester de sens lucide et de vouloir non détendu. Pourtant je suffoquais un peu, habitué que j’étais, je l’ai dit, à me sentir bien qu’en air libre, oppressé par l’atmosphère factice de ce lieu.

Déroulant le fil, je pénétrai dans une seconde salle, plus obscure que la première ; puis dans une autre plus obscure que la première ; puis dans une autre plus obscure encore ; puis dans une autre, où je n’avançai plus qu’à tâtons. Ma main, frôlant le mur, rencontra la poignée d’une porte, que j’ouvris à un flot de lumière. J’étais entré dans un jardin. En face de moi, sur un parterre fleuri de renoncules, d’adonides, de tulipes, de jonquilles et d’œillets, en une pose nonchalante, je vis le Minotaure couché. Par chance, il dormait, j’aurais dû me hâter et profiter de son sommeil, mais ceci m’arrêtait et retenait mon bras : le monstre était beau. Comme il advient pour les centaures, une harmonie certaine conjuguait en lui l’homme et la bête. De plus il était jeune, et sa jeunesse ajoutait je ne sais quelle charmante grâce à sa beauté ; armes, contre moi, plus fortes que la force et devant lesquelles je devais faire appel à tout ce dont je pouvais disposer d’énergie. Car on ne lutte jamais mieux qu’avec le renfort de la haine ; et je ne pouvais le haïr. Je restai même à le contempler quelque temps. Mais il ouvrit un œil. Je vis alors qu’il était stupide et compris que je devais y aller…

Ce que je fis alors, ce qui se passa, je ne puis le rappeler exactement. Si étroitement que m’embâillonnât le tampon, je ne laissais pas d’avoir l’esprit engourdi par les vapeurs de la première salle ; elles affectaient ma mémoire, et, si pourtant je triomphai du Minotaure, je ne gardai de ma victoire sur lui qu’un souvenir confus mais, somme toute, plutôt voluptueux. Suffit, puisque je me défends d’inventer. Je me souviens aussi, comme d’un rêve, du charme de ce jardin, si capiteux que je pensais ne pouvoir m’en distraire ; et ce n’est qu’à regret, quitte du Minotaure, que je regagnai, rembobinant le fil, la première salle, où rejoindre mes compagnons.

 

Texte B : « Le jardin aux sentiers qui bifurquent », Fictions, Jorge Luis Borges, Gallimard/Folio, 1965, pp.99-101. 

Un labyrinthe de symboles, corrigea-t-il. Un invisible labyrinthe de temps. C’est à moi, barbare anglais, qu’il a été donné de révéler ce mystère transparent. Après plus de cent ans, les détails sont irrécupérables, mais il n’est pas difficile de conjecturer ce qui se passa. Ts’ui Pên a dû dire un jour : je me retire pour écrire un livre. Et un autre :je me retire pour construire un labyrinthe, tout le monde imagina qu’il y avait deux ouvrages. Personne ne pensa que le livre et le labyrinthe étaient un seul objet. Le Pavillon de la Solitude limpide se dressait au milieu d’un jardin peut être inextricable ; ce fait peut avoir suggéré aux hommes un labyrinthe physique. Ts’ui Pên mourut ; personne, dans les vastes terres qui lui appartinrent ne trouva le labyrinthe ; la confusion qui régnait dans le roman me fit supposer que ce livre était le labyrinthe. Deux circonstances me donnèrent la solution exacte du problème. L’une, la curieuse légende d’après laquelle Ts’ui Pên s’était proposé un labyrinthe strictement infini. L’autre, un fragment de lettre que je découvris.

Albert se leva. Pendant quelques instants, il me tourna le dos ; il ouvrit un tiroir du secrétaire noir et or. Il revint avec un papier jadis cramoisi, maintenant rose, mince et quadrillé. Le renom de calligraphe de Ts’ui Pên était justifié. Je lus sans les comprendre mais avec ferveur ces mots qu’un homme de mon sang avait rédigés d’un pinceau minutieux : je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent. Je lui rendis silencieusement la feuille. Albert poursuivit :

- Avant d’avoir exhumé cette lettre, je m’étais demandé comment un livre pouvait être infini. Je n’avais pas conjecturé d’autre procédé que celui d’un volume cyclique, circulaire. Un volume dont la dernière page fût identique à la première, avec la possibilité de continuer indéfiniment. Je me rappelai aussi cette nuit qui se trouve au milieu des 1001 Nuits, quand la reine Schéhérazade (par une distraction magique du copiste) se met à raconter textuellement l’histoire des 1001 Nuits, au risque d’arriver de nouveau à la nuit pendant laquelle elle la raconte, et ainsi à l’infini. J’avais aussi imaginé un ouvrage platonique, héréditaire, transmis de père en fils, dans lequel chaque individu nouveau eût ajouté un chapitre ou corrigé avec un soin pieux la page de ses aînés. Ces conjectures m’ont distrait ; mais aucune ne semblait correspondre, même de loin, aux chapitres contradictoires de Ts’ui Pên. Dans cette perplexité, je reçus d’Oxford le manuscrit que vous avez examiné. Naturellement, je m’arrêtai à la phrase : Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent. Je compris presque sur-le-champ ; le jardin aux sentiers qui bifurquent était le roman chaotique ; la phrase nombreux avenirs (non à tous) me suggéra l’image de la bifurcation dans le temps, non dans l’espace. Une nouvelle lecture générale de l’ouvrage confirma cette théorie. Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l’homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts’ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman. Fang, disons, détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l’intrus, l’intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, et cætera. Dans l’ouvrage de Ts’ui Pên, tous les dénouements se produisent ; chacun est le point de départ d’autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent : par exemple, vous arrivez chez moi, mais dans l’un des passés possibles, vous êtes mon ennemi ; dans un autre mon ami. Si vous vous résignez à ma prononciation incurable, nous lirons quelques pages.

 

Texte C : Dans le labyrinthe, Alain Robbe-Grillet, Editions de Minuit, 1959, 52-53. 

Le soldat, qui s’était un peu penché pour observer les détails de l’empreinte, rejoint ensuite le sentier. En passant, il essaie de pousser la porte de l’immeuble, mais celle-ci résiste : elle est vraiment close. C’est une porte en bois plein, moulurée, dont le battant est encadré de deux parties fixes, très étroites. L’homme poursuit sa route vers le coin de la maison et tourne dans la rue transversal, déserte comme la précédente.

Cette nouvelle voie le conduit, comme la précédente, à un carrefour à angle droit, avec un dernier lampadaire dressé dix mètres avant le bord en quart de cercle du trottoir, et, tout autour, des façades identiques. Sur la base en cône renversée du lampadaire s’enroule aussi une tige de lierre moulée dans la fonte, ondulée de la même manière, portant exactement les mêmes ramifications, les mêmes accidents de végétation, les mêmes défauts du métal.  Tout le dessin se trouve souligné par les mêmes liserés de neige. C’était peut-être à ce carrefour-ci que la rencontre devait avoir lieu.

Le soldat lève les yeux à la recherche des plaques émaillées qui devraient signaler le nom de ces rues. Sur une de ses faces, l’angle de pierre ne porte aucune indication. Sur l’autre, à près de trois mètres de hauteur, est apposée la plaque bleue réglementaire, dont l’émail a sauté en larges éclats, comme si des gamins s’étaient acharnés à la prendre pour cible avec de gros cailloux ; seul le mot « Rue » est encore lisible, et, plus loin, les deux lettres « …na… » suivies d’un jambage interrompu par les franges concentriques du trou suivant. Le nom originel devait d’ailleurs être très court. Les déprédations sont assez anciennes, car le métal mis à nu est déjà profondément attaqué par la rouille.

Alors, il s’apprête à traverser la chaussée, en suivant toujours le mince sentier jauni, pour voir s’il ne découvrirait pas d’autres plaques en meilleur état, l’homme entend une voix toute proche, qui prononce trois ou quatre syllabes, dont il n’a pas le temps de saisir le sens. Il se retourne aussitôt ; mais il n’y a personne aux alentours. Sans doute, dans cette solitude, la neige conduit-elle les sons de façon particulière.