Texte A : Voltaire, extrait de Candide ou l’optimisme, 1759

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n’ayant plus que la moitié de son habit, c’est-à-dire d’un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh ! Mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l’état horrible où je te vois ? — J’attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. — Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t’a traité ainsi ? — Oui, monsieur, dit le nègre, c’est l’usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l’année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l’honneur d’être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par-là la fortune de ton père et de ta mère. » Hélas ! Je ne sais pas si j’ai fait leur fortune, mais ils n’ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, et les perroquets, sont mille fois moins malheureux que nous ; les fétiches hollandais qui m’ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d’Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germain. Or vous m’avouerez qu’on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible.

— Ô Pangloss ! s’écria Candide, tu n’avais pas deviné cette abomination ; c’en est fait, il faudra qu’à la fin je renonce à ton optimisme. — Qu’est-ce qu’optimisme ? disait Cacambo. — Hélas ! dit Candide, c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal » ; et il versait des larmes en regardant son nègre ; et en pleurant, il entra dans Surinam.

 

Texte B : Aimé CÉSAIRE, Cahier d’un retour au pays natal, 1947 

Et moi, et moi,

Moi qui chantais le poing dur

Il faut savoir jusqu'où je poussai la lâcheté.

Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre.

C'était un nègre grand comme un pongo qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. Il essayait d'abandonner sur ce banc crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses mains tremblantes de boxeur affamé. Et tout l'avait laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l'action d'une inlassable mégie. Et le mégissier était la Misère. Un gros oreillard subit dont les coups de griffe sur ce visage s'étaient cicatrisés en îlots scabieux. Ou plutôt, c'était un ouvrier infatigable, la misère, travaillant à quelque cartouche hideux. On voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé la démesure de la lippe, et par un chef d'œuvre caricatural, raboté, poli, verni la plus minuscule mignonne petite oreille de la création.

C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.

Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.

Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers.

La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever.

Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardée d’un fard de poussière et de chassie mêlées.

Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement solide des mâchoires et les pommettes d’une vieille joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait affolé le cœur, voûté le dos.

Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.

Il était COMIQUE ET LAID,

COMIQUE ET LAID pour sûr.

J’arborai un grand sourire complice...

Ma lâcheté retrouvée !

 

Texte C : Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal (1947).

[...]

Je dis hurrah ! La vieille négritude

progressivement se cadavérise

l'horizon se défait, recule et s'élargit

et voici parmi des déchirements de nuages la fulgurance d'un signe

le négrier craque de toute part ... Son ventre se convulse et résonne... L'affreux ténia de sa cargaison ronge les boyaux fétides de l'étrange nourrisson des mers !

Et ni l'allégresse des voiles gonflées comme une poche de doublons rebondie, ni des tours joués à la sottise dangereuse des frégates policières ne l'empêchent d'entendre la menace de ses grondements intestins 

En vain pour s'en distraire le capitaine prend à sa grand' vergue le Nègre le plus braillard ou le jette à la mer, ou le livre à l'appétit de ses molosses 

La négraille aux senteurs d'oignon frit retrouve dans son sang

répandu le goût amer de la liberté 

Et elle est debout la négraille


la négraille assise
inattendument debout
debout dans la cale
debout dans les cabines
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang

            debout

                et
                    libre

 debout et non point pauvre folle dans sa liberté et son dénuement maritimes girant en la dérive parfaite et la voici :
plus inattendument debout
debout dans les cordages
debout à la barre
debout à la boussole
debout à la carte
debout sous les étoiles

 

            debout

                 et

                     libre

 

et le navire lustral s'avancer impavide sur les eaux écroulées.