La possibilité d’utiliser la parole pour être violent ne provient-elle pas d’un mélange, d’une confusion des formes de la parole ? Il est frappant en effet de remarquer que la violence est presque toujours, dans ce contexte, le produit du décalage entre un contrat de communication annoncé et une pratique effective qui s’en détourne le plus discrètement possible.

Prenons l’exemple de l’information. L’emploi de cette forme implique que l’on annonce, le plus souvent sur un mode implicite, le contrat de communication suivant : ce que je vais vous décrire correspond à l’observation la plus objective que je sois capable de faire. Ce contrat est passé avec l’auditoire qui s’attend donc à rencontrer une parole composée de « faits» (c’est le cas typique du reportage réalisé par un journaliste). On sait la difficulté de l’opération, mais on sait aussi, que, dans certaines limites, elle n’est pas impossible.

La violence exercée sur l’auditoire commence lorsque, tout en annonçant que l’on met en oeuvre ce contrat de communication, on travestit en « faits » les opinions que l’on veut faire passer. Le cas ultime de cette torsion est la désinformation, véritable mécanique de précision destinée à faire passer pour fait ce qui ne l’est pas. Il y a violence non pas parce que les faits sont tordus et déformés, ou parce que c’est une opinion que l’on transmet, mais parce que cela s’accompagne de l’annonce que l’on se situe sur le registre de l’information. La confusion cachée des formes est ici le ressort de la contrainte exercée — car on force ainsi l’auditoire à accepter quelque chose qu’il n’aurait pas admis autrement.

Un autre exemple de la confusion des formes est l’usage — toujours caché comme tel — de la séduction dans l’argumentation. La publicité utilise beaucoup ce registre, mais il est fréquent aussi dans la manipulation politique, où il est la marque des démagogues. Le contrat de communication implicite qui accompagne la forme argumentative est que l’on va proposer de « bonnes raisons » à l’auditoire pour le convaincre, que rien ne sera caché dans le jeu et qu’il sera libre d’adhérer à l’opinion qu’on lui propose. Or le contrat est violé, discrètement mais avec de fortes conséquences, si les « bonnes raisons» s’effacent devant des procédés relevant de la forme expressive, comme par exemple, la séduction.

Séduire pour séduire, voilà qui ne fait aucun problème, à l’intérieur de la forme expressive où le contrat de communication est clair de ce point de vue : j’éprouve de l’attirance, je l’exprime, j’en déduis des souhaits, des désirs, Séduire pour argumenter, en revanche, fait passer une frontière et sauter d’un genre a l’autre. Là aussi, la confusion des genres est porteuse de violence. L’exemple de l’emploi de stimuli érotiques sans rapport, associés mécaniquement à un objet dont on veut faire la promotion, est typique de ces procédés de confusion des genres qu’emploie la publicité.

L’usage de la parole séductrice en politique semble attesté dès les débuts de la démocratie. En politique, le prototype du séducteur est le démagogue, personnage déjà bien connu des Grecs anciens. Euripide décrit ainsi « celui qui est capable de s’adapter aux circonstances les plus déconcertantes, de prendre autant de visages qu’il y a de catégories sociales et d’espèces humaines dans la cité, d’inventer les mille tours qui rendront son action efficace dans les circonstances les plus variées »

Le démagogue est celui qui veut convaincre qu’il est le bon candidat au poste auquel il postule. Pour cela, il va faire croire à l’auditoire, par différentes stratégies, qu’il pense comme lui. Mieux : s’adressant à plusieurs auditoires particuliers, il va faire croire à chacun d’eux qu’il pense comme lui.

Le séducteur n’affirme pas son point de vue propre, il se coule dans le point de vue d’autrui. Comme le dit joliment Lionel Bellenger, « séduire, c’est mourir comme réalité et se produire comme leurre ». Jean Baudrillard a insisté avec raison sur l’importance de la métamorphose dans l’acte de séduction. L’exercice démagogique implique une incroyable souplesse et, très souvent, passe par la construction d’un vocabulaire politique suffisamment ambigu pour que les mêmes mots puissent se métamorphoser, en fonction de l’attente de chacun des auditoires qui les reçoivent.

Si l’on en croit Aristote, une nouvelle norme de la parole tendra à s’imposer dans plusieurs cités grecques, celle qui consiste à refuser que les orateurs plaident « en dehors de la cause ». Cette règle, simple en théorie, permet d’écarter la séduction comme procédé qui se détourne de l’énoncé argumentatif. Elle a pour origine, toujours selon Aristote, les trop nombreuses tentatives de séduire le juge, tes jurys, l’assemblée, en lieu et place d’un discours argumentatif. La fréquence du recours à la séduction en politique et la tolérance dont elle est l’objet seraient-elles un bon indicateur du statut de la parole dans une société donnée?

Texte de Philippe Breton, Éloge de la parole, 2007

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