Sujet de dissertation :

Philippe Breton écrit: « La parole est ainsi le lieu privilégié de l’ignorance, non pas comme absence de savoir, mais comme creux dynamique qui nous met en mouvement pour comprendre ce que nous ne savons pas. » Dans quelle mesure votre lecture des trois œuvres au programme vous permet-elle de souscrire à cette affirmation?

Analyse de la citation

L’affirmation de Philippe Breton ne relève pas du jugement tranché ou polémique: elle propose de penser ce qu’est fondamentalement la parole, en partant d’un paradoxe apparent («La parole est ainsi le lieu privilégié de l’ignorance»), que la suite de la phrase permet de comprendre et de résoudre. La vérité de la parole réside en fait dans son caractère « dynamique», dans le fait qu’elle soit « mouvement»: c’est un savoir en action. Plus précisément, la parole n’est pas en elle-même un savoir, elle est cet outil qui permet de penser et de connaître. Il ne s’agira donc pas d’adopter un plan dialectique pour infirmer en partie cette affirmation — ce qui mènerait au contresens —, mais d’élucider les différentes formules qui la composent, et qui permettent en fait d’aller vers une compréhension de plus en plus fine de ce qu’est la parole. Le plan suivi sera donc progressif; il procédera par approfondissement pour comprendre ce qu’est la parole.

Concrètement, il faudra donc d’abord justifier pourquoi la parole est « lieu privilégié de l’ignorance». Elucider cette formule ne doit pas amener à jeter le discrédit sur la parole humaine, mais à faire comprendre ce qu’elle est par nature: écart, « distance», « décentrement » (pour reprendre les mots que Philippe Breton emploie dans le texte du résumé) par rapport à la réalité. Il faudra ensuite montrer que les mots n’étant pas en eux-mêmes un savoir, la parole qui les anime est l’instrument et le processus de la pensée; les mots n’expriment pas la vérité, mais ils permettent de cheminer vers elle. On pourra alors comprendre que dans sa dynamique, la parole est porteuse d’un savoir qui l’excède; elle ne traduit pas la pensée, mais donne à penser. Pour l’homme, le savoir est dans cette relation dynamique entre la pensée et la parole.

Introduction de la dissertation :

Il ne fait pas de doute que la pensée humaine est intimement liée à l’usage des mots: les mots désignent la réalité, ils sont les signes qui nous permettent de nous l’approprier de façon abstraite. Pourtant, il y a des formes de pensée qui ne sont pas tributaires des mots: le langage mathématique, par exemple, utilise des signes qui permettent justement de dissiper le caractère arbitraire du mot, et sa polysémie presque constitutive. De fait, les mots désignent indirectement la réalité et pour la désigner, ils s’écartent d’elle. D’autre part, la parole, comme usage singulier de la langue, est un autre écart qui vient se rajouter à celui-ci. On comprend donc pourquoi Philippe Breton affirme: « La parole est ainsi le lieu privilégié de l’ignorance, non pas comme absence de savoir, mais comme creux dynamique qui nous met en mouvement pour comprendre ce que nous ne savons pas. » Il s’agira de montrer que cette affirmation ne jette pas le discrédit sur la parole humaine: c’est dans cet écart avec le réel que constitue la parole que l’homme mesure son ignorance, mais trouve aussi le moyen de la combler. Affirmer que « la parole est le lieu privilégié de l’ignorance» est un paradoxe apparent qui permet de comprendre ce qu’est véritablement la parole: non pas un savoir, mais la condition « dynamique » du savoir. En nous appuyant sur le Phèdre de Platon, Les Fausses Confidences de Marivaux et les Romances sans paroles de Verlaine, nous montrerons d’abord que, comme écart constitutif par rapport à la réalité, la parole est ce « lieu privilégié de l’ignorance». Qu’elle ne constitue pas en elle-même un savoir explique et conditionne le caractère dynamique de la parole: c’est ce que nous soulignerons ensuite. Ceci nous permettra de comprendre finalement que le savoir, pour l’homme, tient à la relation dynamique entre la parole et la pensée.

 

Plan de la dissertation

I. La parole est écart par rapport à la réalité, et à ce titre elle est le « lieu privilégié » où l’homme mesure et exerce son ignorance.

1. Autonome par rapport à la réalité, la parole peut aller jusqu’à la trahir.

2. La parole est en fait toujours susceptible de dire le faux.

3. Mais la parole, qui suppose l’écart entre les mots et les choses, est elle- même ce qui permet de réduire cet écart.

II. L’écart qui définit la parole lui confère aussi son caractère dynamique; comme le savoir dont elle est l’instrument, la parole tend vers la vérité.

1. La connaissance est conscience d’un manque, élan vers la complétude.

2. La parole, elle-même dynamique, est donc naturellement l’instrument du savoir.

3. Paradoxalement, c’est en creusant l’écart avec la vérité que la parole est la plus propice à la suggérer.

III. Mais la parole n’est pas que l’instrument de la connaissance: elle est porteuse d’un savoir qui lui est propre.

1. La parole construit le savoir qu’elle se propose d’atteindre.

2. L’homme se découvre par la parole, car la vérité n’existe que par les mots qui mènent à elle.

3. La vérité de la parole tient au déploiement de la parole elle-même.

 

Conclusion

L’affirmation de Philippe Breton amène donc à saisir ce qu’est la parole dans son essence, et ce qu’est le savoir qu’elle permet d’approcher. C’est dans l’écart qui fonde la parole, dans sa différence fondamentale avec le réel que le savoir est rendu possible. La parole est tout à la fois cet écart avec le réel et la vérité, et l’instrument dynamique qui permet de le combler. Mais finalement, la parole n’est pas tant un instrument qu’un savoir, dans la mesure où elle est capable d’améliorer cet instrument qu’elle est au premier chef. Pour parodier Jean-Luc Godard, la parole a en elle-même le pouvoir de n’être pas « juste une parole», mais une « parole juste».

La parole, Bréal, 2012