Epreuve E.S.C.A.E 1990 : texte  à résumer en 400 mots

Pour l'homme du Moyen âge, la question posée à propos de l'univers n'était jamais : Comment ? mais : Pourquoi ? Il connaissait certaines lois de la nature. Faute de quoi il n'aurait pu ni cultiver, ni élever des animaux, ni exercer aucune industrie. Mais des phénomènes contraires à ces lois ne l'étonnaient pas. Plus exactement, il croyait qu'au- dessus des lois de la matière il y avait les lois divines. Dieu et ses saints pouvaient toujours, par un miracle, suspendre l'action des lois naturelles. De pieuses recettes enseignaient ce qu'il fallait faire pour susciter le miracle. Ce monde était entièrement intelligible et il s'expliquait par l'autre monde. L'explication n'était pas trouvée par expérience, mais donnée par révélation. Si la Bible contredisait l'observation, l’observation devait être erronée. Toutefois, la vérité est une et Saint Thomas enseignait que la vérité selon la science et la vérité selon la foi doivent coïncider. Seulement, certaines choses sont vraies qui dépassent la capacité de la raison humaine. Ce sont les mystères. Sur ses autres sujets de curiosité, l'homme peut interroger le réel par les sens ; la tâche du raisonnement sera d'accorder les résultats de l'expérience physique avec la tradition révélée et avec l'expérience mystique.

 

Ainsi, Saint Thomas légitimait la recherche scientifique et préparait le monde moderne. La route directe vers ce monde s'ouvrit à la Renaissance par l'humanisme qui, en ressuscitant les civilisations païennes, jeta un grand trouble parmi tant de certitudes, et par l'astronomie qui, avec Copernic, osa dire que la Terre et l'Homme ne sont pas le centre du monde. Dans un univers que les astronomes avaient ainsi dilaté, Dieu sembla plus grand que jamais, mais moins proche. L'homme se trouva soudain livré, pour une grande part, à lui-même. Montaigne, lui, montra que l'individu peut, par les moyens du bord, se faire une philosophie. Montaigne ne nie pas Dieu, mais il vit comme si Dieu n'existait pas. Il se connaît, se juge, s'accepte et tolère les autres. Il ne se révolte pas ; il s'adapte.

Au XVIIe siècle, le courant Montaigne s'élargit, bien qu'endigué par l'orthodoxie d'état, et l'homme acquit une redoutable confiance en sa raison déductive, à cause des succès étonnants qu'il remporta en astronomie avec Kepler et Newton qui ramenèrent à quelques lois simples et mathématiques les mouvements compliqués des astres ; puis en géométrie analytique, et en optique avec Descartes. Puisque la raison avait si bien réussi, pourquoi ne serait-elle pas capable de résoudre tous les problèmes, métaphysiques, politiques, moraux ? Bientôt le XVIIIe siècle dira qu'il suffirait pour cela de dégager cette raison souveraine des chaînes de la superstition et de la tradition.

Ce que ne comprendront pas les philosophes du XVIIIe, c'est que les traditions ne sont pas toutes des chaînes, que beaucoup d'entre elles sont des cadres et que, d'ailleurs, la raison, si efficace lorsqu'elle manie des mots exactement définis, comme en géométrie, ou lorsqu'elle étudie un système clos, comme en physique, se noie dans l'océan des faits trop complexes. Si elle demeure abstraite, elle essaie en vain de voler dans le vide. L'appui d'un monde résistant manque à ses ailes et elle n'avance plus. Mais, en vain, Montesquieu s'efforce de ramener son siècle à l'observation de ce qui est ; les penseurs de la seconde moitié du siècle, privés de toute participation aux affaires, ignorent le réel. Aucune expérience ne les avertit « des obstacles que les faits existants peuvent apporter aux réformes désirables ». L'économie, la politique, tout leur paraît relever des lumières de la raison raisonnante. Ils semblent oublier que les institutions doivent être fondées sur des instincts et les religions sur des cérémonies.

La Révolution française est un effort' pour reconstruire la société a priori sur des bases raisonnables. Elle abolit utilement des injustices, mais au prix de grandes souffrances et d'autres injustices. Ses violences déterminent, dans toute l'Europe, une panique, et ses passions vingt-cinq ans de guerre totale. Les peuples épuisés en arrivent à regretter les mythes anciens. D'où l'Empire et la Restauration, qui sont des réactions. La foi renaît. En 1815, les jeunes hommes sont monarchistes et catholiques. Les idéologues ont échoué. La raison abstraite a perdu son crédit. Le romantisme s'évade dans un passé plus heureux ou dans un exotisme paradisiaque. Ce romantisme est une révolte contre le présent, « la nostalgie d'un passé que l'on transfigure », un élan vers un idéal d'abord religieux, puis social. Les classiques étaient modestes : « J'ai pris coutume de vaincre mes désirs plutôt que l'ordre du monde », disait Descartes. « Que l'ordre du monde s’incline devant mon désir », répond le romantique. Et comme l'ordre du monde n'obéit pas, le romantique boude, gémit ou fuit.

L'évasion romantique n'est d'ailleurs que celle d'une minorité, et un courant parallèle, tout différent, emporte, au XIXe siècle, beaucoup d'esprits qui s'attaquent aux énigmes du monde par une méthode déjà entrevue depuis le temps de Bacon, et même d'Archimède. Cette méthode consiste, au lieu d'essayer par le raisonnement de déduire les lois du monde, à interroger la nature par des expériences réglées. Le savant fait varier certains facteurs et observe l'influence de ces variations sur les phénomènes ; il découvre ainsi les lois qui peuvent être vérifiées par chacun, en répétant l'expérience. La question du Moyen âge : Pourquoi ? l'intéresse peu ; il y répond, quand il le peut, par des hypothèses, mais sait que celles-ci peuvent à chaque instant être infirmées par de nouvelles expériences. En revanche, à la question : Comment ? il offre des réponses d'une précision croissante. Une par une, toutes les sciences ont passé, comme dit Auguste Comte, de l'état théologique à l'état positif, l'état métaphysique (celui où les hypothèses sont tenues pour des réalités) étant dépassé. Nous avons assisté aux victoires de la physique, de la chimie, de la biologie. Si extraordinaire est apparue la nouvelle puissance de l'homme que le même esprit d'orgueil qui avait perdu les rationalistes du XVIIIe siècle s'est emparé des expérimentalistes du XIXe.

Beaucoup de physiciens du XIXe siècle ont cru au mécanisme universel, c'est-à-dire à un univers où tous les phénomènes sont déterminés depuis les siècles des siècles, et à tout jamais. Ils pensaient qu'un physicien parfait pourrait construire une machine identique à l'univers et telle qu’en la faisant tourner en arrière, on retrouverait l'état du monde au moment, par exemple, de la naissance du Christ. En la faisant tourner en avant, on pourrait prédire l'état du monde le 26 juillet 4885. De telles idées impliqueraient la croyance à un matérialisme total. Quel rôle l'âme, l'esprit, la libre volonté pouvaient-ils jouer si la position des corps était prédéterminée ? Comment l'assassin de Sarajevo aurait-il pu décider de ne pas tirer son fatal coup de revolver puisque la machine, dix mille ans auparavant, nous l'avait montré, revolver braqué sur l'archiduc et le corps en position ? Le matérialisme mécanistique avait, au XIXe siècle, envahi, après la physique, toutes les autres sciences, et singulièrement les sciences de l'homme.

Les théories de Darwin semblèrent prouver que toute l’évolution des êtres vivants, depuis la gelée primitive jusqu'au plus grand esprit contemporain, pouvait être expliquée par de petites variations des espèces, dues à des forces matérielles et obéissant à des lois définies. Selon Darwin, les êtres vivants s'étaient trouvés placés, par les changements de l'univers, dans des situations sans cesse nouvelles. Par exemple, les eaux, en se retirant, avaient laissé des franges humides. Certains poissons, que le hasard avait créés mieux adaptés à cette vie mixte, avaient été les seuls à survivre en de telles zones ; ils avaient engendré, après d'innombrables variations, les amphibies et les reptiles. Toute variation qui aide l'individu dans la lutte pour l'existence sera conservée, parce que cet individu sera le seul à se reproduire ; toute variation défavorable disparaîtra, parce que l'individu qui la présente ne se reproduira pas. D'où une sélection naturelle, toute mécanique, par la survivance des plus aptes. Ainsi un déterminisme rigoureux aurait aussi réglé l'évolution de l'espèce humaine. Celle-ci devenait à son tour un rouage de la machine universelle. Et il importe peu que le darwinisme se soit ensuite modifié et que, des mutations brusques ayant été observées, il ait fallu les expliquer par un mécanisme différent. L'essentiel, pour notre propos, est que la nouvelle explication était, elle aussi, mécanistique. Que ce soit par Lamarck ou par Darwin, ou par des savants plus proches de nous, l'évolution de la vie était expliquée sans appel à une volonté de l'être ou à un plan divin.

Vers la fin du XIXe siècle et en ce début du XXe qui fit encore partie, spirituellement du XIXe, le mécanisme fut étendu à la psychologie par le savant russe Pavlov, par les « behaviouristes » américains et par Freud. Pavlov a voulu montrer, par ses expériences, que des excitations matérielles du corps vivant suffisent à expliquer les actions, par des réflexes conditionnés, sans intervention d'un esprit ou d'une pensée. A un chien affamé, montrez une assiettée de viande, « l'eau lui vient à la bouche », autrement dit ses glandes salivaires fonctionnent. Faites sonner un timbre au moment où l’assiette lui est présentée ; répétez l'expérience un certain nombre de fois ; bientôt le timbre (sans viande) suffira à mettre en mouvement les glandes. Mon docteur O'Grady, dans ses Nouveaux Discours, expliquait de la même manière l'amour conjugal. Proust montrait que le nom de la rue où habite la femme aimée suffit à exciter le désir de l'amant. Or, nous sommes soumis, à chaque instant, à d’innombrables excitations ; des associations sont formées qui déterminent nos caractères. Une éducation religieuse conditionne l'enfant à la croyance ; un traumatisme d'enfance le conditionne à l'horreur des femmes ou, au contraire, à l'érotisme. Tout Etat, par des excitations appropriées, sait aujourd'hui conditionner ses citoyens à la haine de l'ennemi. Ainsi, passions et pensées entrent, elles aussi, dans le mécanisme universel.

Freud a étudié, de manière plus profonde, le déterminisme mental. Pour Freud, a dit un philosophe anglais, la personne humaine est comme une maison à deux étages où, au premier, vivrait une famille respectable, vivant et pensant suivant les conventions de son milieu et de son temps. Au rez-de-chaussée habite une famille bohème, passionnée, égoïste, primitive, et tout occupée à satisfaire ses instincts qui sont surtout sexuels. Dans l'escalier, un policier, ou censeur, tente de protéger les gens de l'étage noble (ou la vie consciente) contre les incursions des voyous du rez-de-chaussée (l'inconscient). De temps à autre, un visiteur indésirable parvient pourtant à passer, mais le censeur lui impose alors de se déguiser (sublimation). Selon Freud, la religion, la morale, l'art sont des sublimations ou compensations d'instincts frustrés. Nos désirs instinctifs déterminent nos pensées. Les hommes du XVIIIe siècle s'étaient crus raisonnables ; la raison était leur instrument pour atteindre la vérité ; tous les hommes, s'ils raisonnaient juste, arrivaient aux mêmes conclusions. Aux yeux de Sigmund Freud et de ses disciples, l'homme ne raisonne pas, il rationalise, c'est-à-dire qu'il cherche des raisons pour justifier ce qu'il croit déjà, et ce qu'il croit dépend de complexes établis en son inconscient par ses amours, ses haines et par les luttes du moi individuel avec le surmoi qui est la réflexion, en nous, de la conscience sociale. Bref, la raison n'est qu'un instrument propre à démontrer ce qu'exigent nos instincts et nos passions. Les jugements de valeurs sont des efforts pour étayer des illusions par des arguments.

Ainsi était complété le matérialisme. Déjà, au XIXe siècle, il avait trouvé son expression politique en Karl Marx. Celui-ci avait adopté l'idée hégélienne d'un processus dialectique, mais pensait, contrairement à Hegel, que l'esprit est un produit de la matière en mouvement. Seulement, Marx admettait que, l'esprit une fois produit par la nature, il devient un facteur actif et coopère avec les forces naturelles (il est l'une d'elles) pour modeler l'histoire. Ainsi l'on peut être à la fois déterministe et révolutionnaire, le choix d'une doctrine étant déterminé par la position de chacun dans la société. Toute religion était condamnée par Marx, non seulement parce qu'il n'y a rien au monde que la matière en mouvement et ses produits, mais parce que les religions ont toléré l'organisation économique et sociale de la société bourgeoise. Par la révolution prolétarienne sera établie une civilisation sans classes, où l'amour de l'Etat sera substitué, par un conditionnement convenable, aux instincts égoïstes, et où l'Internationale remplacera les nations. La politique, la religion et l'art d'une époque sont des sous-produits de ses méthodes de production et de distribution. Toutefois, Marx, bien qu’athée, croit au Progrès et conserve, dit Bertrand Russell, « un optimisme cosmique absolu, que seul un théisme pourrait justifier ».

Il importe de souligner à quel point, vers la fin du siècle dernier, le déterminisme matérialiste était confiant jusqu'à la naïveté. En 1868, le grand Huxley, Thomas-Henry Huxley, grand-père d'Aldous et de Julian, disait dans une conférence : « Les pensées que je viens d'exprimer, et vos pensées sur mes pensées, sont l'expression de changements moléculaires dans la matière » (que diable en savait-il), et, en 1874, le savant Tyndall prophétisait que la science serait un jour capable d'expliquer tout ce qui est arrivé, et tout ce qui arrive en ce moment, en termes d'une évolution naturelle et inévitable, depuis la nébuleuse primitive jusqu'aux débats de l'Association britannique pour le développement de la science (ce qui n'était pas une idée scientifique). De quoi l'on peut rapprocher, en France, la phrase de Taine : « Le vice et la vertu sont des produits comme le sucre et le vitriol » Ainsi les idées du Moyen âge se trouvaient exactement renversées. La vie tout entière, et singulièrement la vie humaine, apparaissaient comme de négligeables accidents dans un canton minuscule d'un univers infini. La plupart des penseurs étaient fatalistes. Ceux de droite enseignaient que le destin entraîne la civilisation démocratique vers une inévitable décadence ; ceux de gauche, au contraire, que l'Histoire amènerait nécessairement l'émancipation des masses et le progrès. Tous niaient le libre arbitre.

La science moderne n'a plus le caractère dogmatique de la science du XIXe siècle. Elle sait que ses observations sont, jusqu'à un certain point, subjectives, et que le monde décrit par la science n'est pas le monde tel qu'il est. De grands savants, Einstein, Max Planck, Schrœdinger, reconnaissent ce caractère subjectif de la science et annoncent qu'il sera toujours impossible de l'en affranchir, puisque ses observations sont faites par des hommes, avec leurs limitations sensorielles et intellectuelles. En outre, la science ne nous fournit de renseignements que sur l'aspect des choses qui peut être observé par ses méthodes. Mais cet aspect n'est pas le seul. Exemple : les hormones modifient le caractère ; voilà un fait observable, mais des éléments psychiques non mesurables peuvent jouer, dans cette détermination, un rôle bien plus important. Il faut donc, pour explorer l'univers, suivre d'autres chemins que ceux de la science : art, philosophie, religion. Cela ne veut pas dire que la science, que l'on opposait, au XIXe siècle, à la religion, prouve aujourd’hui la vérité de la religion, mais que le conflit science-religion ne signifie plus grand'chose.

En biologie, le matérialisme a perdu quelque terrain. D'abord, malgré toutes les expériences, le fossé entre matière brute et matière vivante n'a pas été franchi. On nous a offert des hypothèses, non des preuves. Le professeur Haldane admet que, du point de vue des sciences physico-chimiques, le maintien d'un organisme vivant est un miracle permanent. Il demeure difficile de concevoir une machine qui se répare elle-même. D'autre part, la théorie darwinienne de la survivance des plus aptes, séduisante par sa simplicité, ne rend pas compte, contrairement à ce que l'on avait espéré, de la complexité des organes. Lecomte du Nouy a montré que le temps nécessaire pour que se forme, par sélection, un organe aussi compliqué que l'œil humain dépasserait la durée de la Terre. On a même avancé l'idée que la matière n'existerait que depuis deux trillions d'années, ce qui supposerait une « Création », au sens de la Genèse. Le « Que la lumière soit » devient historiquement vraisemblable.

Ainsi, les certitudes du XIXe siècle, en tous domaines, se sont transformées en doutes. Comme, en outre, l'homme de 1950, privé de certitudes, l'était aussi de bonheur, comme il pouvait légitimement douter des formes économiques et politiques d'une civilisation qui avait préparé de si lamentables catastrophes, il est naturel que toute une partie de la jeunesse se soit, au lendemain de la seconde guerre mondiale, abandonnée au désespoir. Elle a repris, sur l'absurdité de l'univers, des thèmes de Pascal. Dans les Nouveaux Discours du Dr O'Grady, j'ai fait poser, par un jeune Français, les questions que posent en fait, aujourd'hui, tant de jeunes hommes : « Pourquoi sommes-nous, vous et moi, sur une petite boule de lave durcie qui tourne dans la nuit ? A quoi et à qui cela sert-il ? Pourquoi tant d'espoirs, d'échecs et de souffrances sous les étoiles indifférentes ? Comment ? Voici votre vaisseau, la Terre, qui tourne en rond dans la nuit. A bord, nous sommes deux milliards de passagers. Nous ne savons pas où nous allons ; nous ne savons pas pourquoi nous sommes embarqués ; mais nous savons que nous mourrons à bord sans être arrivés. Ne trouvez-vous pas, comme disent nos jeunes écrivains français, que c'est une histoire de fous ? Ajoutez que ces passagers, victimes d'une sombre farce du destin, condamnés tous à la même fin tragique, passent le temps de cette brève navigation interstellaire à se calomnier, déchirer, détripailler, torturer les uns les autres. Peut-on imaginer rien de plus absurde ? »

Le héros de mon livre pensait que cette notion de l’absurde était la philosophie d’Albert Camus. Il avait tort, puisque Camus s'en défend : « Je ne suis pas, dit-il, un peintre de l'absurde et je ne crois nullement à une littérature désespérée. Il est entendu que j'ai écrit sur la notion d'absurde. Mais, enfin, on peut écrire sur l'inceste sans s’être pour autant précipité sur sa malheureuse sœur. » Disons donc seulement que Camus, dans le Mythe de Sisyphe, définit un état d'esprit qui était alors fort répandu. Soudain, l'homme moderne, dans « un moment de conscience » décolle du monde accepté. Les décors s'écroulent. Le Pourquoi ? s'éveille, comme au Moyen âge. L'homme devient étranger à lui-même. L’angoisse s'élargit. La certitude de la mort fait apparaître l'inutilité de tout. « Cela ne vaut pas la peine ; il n'y a aucune raison de vivre. Car tout espoir supposerait que celui qui espère néglige la vérité, laquelle est l'absurdité du monde. Faut-il donc se tuer ? Non. Ni suicide, ni espoir, mais révolte, pour sauver ce moment de lumière qui est un refus. » Toutefois, la révolte, dans un monde absurde, semble elle-même absurde. Pourquoi se révolter si ce n'est pour établir, ou rétablir, des valeurs qui aient un sens. La réponse de Camus est subtile : « Je sais que quelque chose, en ce monde, a un sens, et c’est l'homme ; parce qu'il est le seul être à exiger d'avoir un sens. Il y a en tout homme une exigence à laquelle tout homme peut s'identifier. Dans l'expérience de chacun, la souffrance est absurde ; dans l'expérience collective, elle devient une aventure exaltante » Ici nous retrouvons Saint-Exupéry et la notion du groupe. « Je me révolte, donc nous sommes », voilà le cogito d'Albert Camus. Or, si la révolte est poussée jusqu'à l'injustice, jusqu'au meurtre, elle détruit cet accord. Alors la révolte tue la révolte. « Il y a donc une mesure des choses et de l'homme. » La révolte, comme l'art, doit avoir une forme. Ici s'achève le néo-romantisme, ici commence une révolte classique. « La seule règle qui soit originale aujourd'hui : apprendre à vivre et à mourir et, pour être homme, refuser d'être dieu » Tel est le nouvel humanisme, et ce stoïcisme gratuit n'est ni sans beauté, ni sans grandeur. En outre, il n'est pas, lui, absurde, car il peut établir un ordre intérieur et un accord permanent de l'homme avec soi qui serait le chemin d’un dur bonheur.

André MAUROIS Ce que je crois, Grasset, Paris 1952.