Texte commenté : L'assommoir, chapitre II
Sur la rue, la maison avait cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres, dont les persiennes noires, aux lames cassées, donnaient un air de ruine à cet immense pan de muraille. En bas, quatre boutiques occupaient le rez-de-chaussée : à droite de la porte, une vaste salle de gargote graisseuses à gauche, un charbonnier, un mercier et une marchande de parapluies. La maison paraissait d’autant plus colossale qu’elle s’élevait entre deux petites constructions basses, chétives, collées contre elle et, carrée, pareille à un bloc de mortier gâché grossièrement, se pourrissant et s’émiettant sous la pluie, elle profilait sur le ciel clair, au-dessus des toits voisins, son énorme cube brut, ses flancs non crépis, couleur de boue, d’une nudité interminable de murs de prison, où des rangées de pierres d’attente semblaient des mâchoires caduques, bâillant dans le vide.
Mais Gervaise regardait surtout la porte, une immense porte ronde, s’élevant jusqu’au deuxième étage, creusant un porche profond, à l’autre bout duquel on voyait le coup de jour blafard d’une grande cour. Au milieu de ce porche, pavé comme la rue, un ruisseau coulait, roulant une eau rose très tendre.
Entrez donc, dit Coupeau, on ne vous mangera pas.
Gervaise voulut l’attendre dans la rue. Cependant, elle ne put s’empêcher de s’enfoncer sous le porche, jusqu’à la loge du concierge, qui était à droite. Et là, au seuil, elle leva de nouveau les yeux. A l’intérieur, les façades avaient six étages, quatre façades régulières enfermant le vaste carré de la cour. C’étaient des murailles grises, mangées d’une lèpre jaune, rayées de bavures par l’égouttement des toits, qui montaient toutes plates du pavé aux ardoises, sans une moulure, seuls les tuyaux de descente se coudaient aux étages, où les caisses béantes des plombs mettaient la tache de leur fonte rouillée. Les fenêtres sans persienne montraient des vitres nues, d’un vert glauque d’eau trouble. Certaines, ouvertes, laissaient pendre des matelas à carreaux bleus, qui prenaient l’air ; devant d’autres, sur des cordes tendues, des linges séchaient, toute la lessive d’un ménage, les chemises de l’homme, les camisoles de la femme, les culottes des gamins ; il y en avait une, au troisième, où s’étalait une couche d’enfant, emplâtrée d’ordure. Du haut en bas, les logements trop petits crevaient au-dehors, lâchaient des bouts de leur misère par toutes les fentes.
Plan du commentaire
La maison de la Goutte-d’or, dont le nom évoque les vignes de Montmartre, est l’un des assommoirs qui aura raison de Gervaise. Zola la présente ici comme le symbole du milieu putride qui va pourrir la blanchisseuse.
I - UN MILIEU PUTRIDE
Une machine à habiter
La demeure ouvrière est une machine à habiter. Nul souci esthétique ne vient contredire sa fonctionnalité architecturale : le champ lexical de la géométrie (« carrée », « cube », « façades régulières », « murailles plates »), celui de l’inachèvement (« bloc de mortier gâché grossièrement », « cube brut », murs «non crépis », «sans une moulure ») renforcent l’impression de dénuement.
Avec ses « cinq étages, alignant chacun à la file quinze fenêtres », elle entasse les hommes pour le rendement des loyers. Dans un souci de rentabilité, le propriétaire a d’ailleurs prévu des «pierres d’attente» qui lui permettront de continuer ses « murailles grises » mais, économisant sur les frais, il laisse la grande bâtisse à l’abandon : « ses persiennes noires, aux lames cassées, [lui] donn[ent] un air de ruine », terme polysémique qui annonce déjà celle de Gervaise.
L’insalubrité et la contagion
C’est qu’il s’agit de décrire les causalités du milieu. Couleur de « boue », la maison est pensée en termes de putréfaction « se pourrissant, s’émiettant sous la pluie », elle souffle la contagion de sa « lèpre », par « les caisses béantes [de ses] plombs ». En ce temps où l’on découvre la fonction respiratoire de la peau, où les épidémies de choléra font des ravages dans les populations ouvrières, l’air devient en effet l’une des préoccupations essentielles des hygiénistes. Or l’air ne circule pas entre les quatre façades de six étages «enfermant le vaste carré de la cour »...
Promiscuités ouvrières
Mais l’air que l’on respire, c’est aussi celui des mœurs et tout indique que la promiscuité est ici le grand fléau «les fenêtres sans persienne montr[ant] des vitres nues », les matelas et les cordes à linge exposant aux yeux de tous l’intimité des ménages, « les chemises de l’homme, les camisoles de la femme, les culottes des gamins », les logements «lâch[ant] des bouts de leur misère par toutes les fentes » évoquent le déterminisme qui va submerger Gervaise ; les «murs de prison» où elle se risque disent assez que l’on n’échappe pas à la pourriture par le milieu...
II - UN SOMBRE HORIZON D’ATTENTE
Un vocabulaire métaphorique
Zola a en effet choisi le vocabulaire de la putréfaction, qui bascule facilement du champ matériel au champ moral, pour sa richesse métaphorique. Tous les termes utilisés sont à double entente la « tache » est aussi la faute, les «bavures» annoncent déjà les effets démoralisateurs des bavardages, des cancans qui pourris sent le quartier, et « l’ordure » qui souille cette couche d’enfant évoque la corruption morale. Lui-même fait-il autre chose que d’exposer la « lessive d’un ménage» ouvrier dans L’Assommoir?
L’ogre et le champ lexical de l’oralité
Sous la description perce un sombre horizon d’attente. La maison, avec « ses pierres d’attente » qui « bâillent dans le vide » comme deux « mâchoires caduques ». est un ogre aux larges «flancs ». Déjà, on pressent qu’il avalera Gervaise comme les «petites constructions basses, chétives, » seront avalées par la caserne « colossale » : « Entrez donc, on ne vous mangera pas », dit significativement Coupeau.
La « gargote graisseuse » qui s’ouvre au rez-de-chaussée est la figure métonymique de l’oralité que disent les « façades mangées de lèpre », les «bavures » des toits et que reproduiront bientôt la gourmandise et l’ivrognerie de Gervaise.
Le seuil et l’interdit
Fascinée par sa béance, Gervaise « ne peut s’empêcher de s’enfoncer sous le porche» abusée par le ruisseau d’ « eau rose très tendre » qui coule de la boutique du teinturier, elle entre, sans le savoir, en « eau trouble ». Comme dans de nombreux romans de Zola, elle franchit un « seuil », la limite symbolique de l’interdit.
Conclusion du commentaire
D’une grande richesse symbolique, la description zolienne articule préoccupations hygiénistes, terreurs morales et fantasmes de l’oralité.