Texte A : Extrait de Paul et Virginie, Bernardin de Saint-Pierre (1788) 

Paul et Virginie ont été élevés par leurs mères, deux européennes, à l’Ile Maurice, dans une parfaite harmonie. A la fin du roman, Virginie rentre d’un séjour en Europe et s’apprête à retrouver les siens et épouser Paul. Mais alors qu’il est en vue des côtes, le bateau Saint-Géran fait naufrage, et Paul se jette à l’eau pour essayer de sauver sa fiancée. La scène est racontée par le narrateur, qui est un témoin du drame.

Tout l’équipage, désespérant alors de son salut, se précipitait en foule à la mer sur des vergues[1], des planches, des cages à poules, des tables, et des tonneaux. On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié : une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran, tendant les bras vers celui qui faisait tant d’efforts pour la joindre. C’était Virginie. Elle avait reconnu son amant à son intrépidité. La vue de cette aimable personne, exposée à un si terrible danger, nous remplit de douleur et de désespoir.

Pour Virginie, d’un port noble et assuré, elle nous faisait signe de la main, comme nous disant un éternel adieu. Tous les matelots s’étaient jetés à la mer Il n’en restait plus qu’un sur le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule. Il s’approcha de Virginie avec respect : nous le vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer même de lui ôter ses habits ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue. On entendit aussitôt ces cris redoublés des spectateurs : “ Sauvez-la, sauvez-la ; ne la quittez pas ! ” Mais dans ce moment une montagne d’eau d’une effroyable grandeur s’engouffra entre l’île d’Ambre et la côte, et s’avança en rugissant vers le vaisseau, qu’elle menaçait de ses flancs noirs et de ses sommets écumants. À cette terrible vue le matelot s’élança seul à la mer ; et Virginie, voyant la mort inévitable, posa une main sur ses habits, l’autre sur son coeur et levant en haut des yeux sereins, parut un ange qui prend son vol vers les cieux.

Ô jour affreux ! hélas ! tout fut englouti. La lame jeta bien avant dans les terres une partie des spectateurs qu’un mouvement d’humanité avait portés à s’avancer vers Virginie, ainsi que le matelot qui l’avait voulu sauver à la nage. Cet homme, échappé à une mort presque certaine, s’agenouilla sur le sable, en disant : “ ô mon Dieu ! Vous m’avez sauvé la vie : mais je l’aurais donnée de bon coeur pour cette digne demoiselle qui n’a jamais voulu se déshabiller comme moi. ” Domingue et moi nous retirâmes des flots le malheureux Paul sans connaissance, rendant le sang par la bouche et par les oreilles.

 

Texte B : Madame Bovary, Gustave Flaubert (1857)

Femme d’un modeste médecin de campagne, Emma Bovary a cherché à chasser le vide et l’ennui de son existence morne. Mais elle perd ses illusions sur l’amour, et se voit ruinée et condamnée à avouer son adultère à son mari. Elle décide alors de s’empoisonner à l’arsenic, et agonise.

En effet, elle regarda tout autour d'elle, lentement, comme quelqu'un qui se réveille d'un songe ; puis, d'une voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps, jusqu'au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l'oreiller.

Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s'éteignent, à la croire déjà morte, sans l'effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux comme si l'âme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité[2] s'agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet[3] regardait vaguement sur la place. Bournisien[4] s'était remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l'appartement. Charles[5] était de l'autre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son coeur, comme au contrecoup d'une ruine qui tombe. A mesure que le râle devenait plus fort, l'ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.

Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d'un bâton ; et une voix s'éleva, une voix rauque, qui chantait :

Souvent la chaleur d'un beau jour
fait rêver fillette à l'amour.

Emma se releva comme un cadavre que l'on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.

Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne
Ma Nanette va s'inclinant
Vers le sillon qui nous les donne.

- L'Aveugle[6]! s'écria-t-elle.

Et Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.

Il souffla bien fort ce jour-là
Et le jupon court s'envola

Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent. Elle n'existait plus.

 

 

Texte C : Extrait de Un Barrage contre le Pacifique, Marguerite Duras (1950) 

En revenant de Ram, dans la soirée, ils aperçurent le colonel qui, planté sur la piste, leur faisait signe de se presser.

La grosse crise convulsive était déjà passée et la mère ne remuait plus que par à-coups. Elle avait le visage et les bras parsemés de taches violettes, elle étouffait et des cris sourds sortaient tout seuls de sa gorge, des sortes d’aboiements de colère et de haine de toute chose et d’elle-même.

A peine l’eut-il vue, Jean Agosti partit pour Ram dans sa Renault téléphoner à Joseph, à l’Hôtel Central. Suzanne resta seule auprès de la mère avec le caporal qui, cette fois, ne manifestait plus aucun espoir.

Bientôt la mère ne remua plus du tout et reposa, inerte, sans aucune connaissance. Tant qu’elle respirait encore et à mesure que se prolongeait son coma elle eut un visage de plus en plus étrange, un visage écartelé, partagé entre l’expression d’une lassitude extraordinaire, inhumaine et celle d’une jouissance non moins extraordinaire, non moins inhumaine. Pourtant, peu avant qu’elle eût cessé de respirer, les expressions de jouissance et de lassitude disparurent, son visage cessa de refléter sa propre solitude et eut l’air de s’adresser au monde. Une ironie à peine perceptible y parut. Je les ai eus. Tous. Depuis l’agent du cadastre de Kam jusqu’à celle-là qui me regarde et qui était ma fille. Peut-être c’était ça. Peut-être aussi la dérision de tout ce à quoi elle avait cru, du sérieux qu’elle avait mis à entreprendre toutes ses folies.

Elle mourut peu après le retour d’Agosti. Suzanne se blottit contre elle et, pendant des heures, elle désira aussi mourir. Elle le désira ardemment et ni Agosti, ni le souvenir si proche du plaisir qu’elle avait pris avec lui, ne l’empêcha de retourner une dernière fois à l’intempérance désordonnée et tragique de l’enfance. Au petit matin seulement, Agosti l’avait arrachée de force au lit de la mère et l’avait portée jusque dans le lit de Joseph. Il s’était couché près d’elle. Il l’avait tenue dans ses bras jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Pendant qu’elle s’endormait il lui avait dit que peut-être il ne la laisserait pas partir avec Joseph parce qu’il croyait qu’il s’était mis à l’aimer.

 

Notes : 

[1] Pièces de bois fixées au mat qui tiennent les voiles.

[2] La bonne d’Emma.

[3] Médecin de renom.

[4] Le prêtre.

[5] Le mari d’Emma.

[6] Personnage énigmatique qu’Emma a croisé lors de ses escapades adultères, et qu’elle a pris pour un mendiant.