Montaigne écrit dans le dernier quart du XVIe siècle. La Renaissance est à l’œuvre depuis quelques décennies, ce qui explique en partie que l’humanisme qu’il défend est plus tempéré que celui de Rabelais ; et pourtant, Montaigne est sans doute le plus moderne des penseurs du XVIe siècle.

I- L'homme et l'œuvre (1533-1592)

La personnalité de Montaigne

Michel Eyquem de Montaigne, comme tous les humanistes renais­sants, est passionné par la culture gréco-latine ; la « librairie », la biblio­thèque, est la pièce qu’il préfère dans son château ; il y fait graver sur les poutres des maximes des Anciens ; il aime à s’y retrouver seul parmi ses livres pour méditer. Il a aussi une grande expérience de la société ; durant 15 ans, il est magistrat, puis il est élu deux fois maire de Bordeaux ; il a ainsi l’occasion de réfléchir sur la société, sur ses lois, sur ses déchirements. C’est également un voyageur qui parcourt les routes de l’Europe pour se soigner dans les villes thermales, et qui tire parti de ces voyages pour apprendre « dans le grand livre du monde ». Sa vie est enfin marquée par l’expérience brève, mais très intense, de l’amitié qui l’unit à La Boétie ; il explique cette profonde affection par les mots restés célèbres, « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », qui disent qu’un amour est une rencontre fusionnelle et mystérieuse de deux personnes qui se choisissent librement au-delà de toute rationalité. Culture, réflexion, engagement, voyage, amitié, Montaigne annonce « l’honnête homme » du XVIIe siècle.

Une oeuvre majeure: Les Essais

C’est le seul livre de Montaigne ; il travaille sur cet ouvrage qu’il remanie sans cesse à partir de 1572 et jusque sa mort. Deux éditions paraissent de son vivant en 1580 et 1588, une troisième édition posthume est publiée en 1595. Le mot « essai » vient du latin « exagium », le pesage ; Montaigne y met donc à la pesée, c’est-à-dire à l’évaluation critique, ses connaissances et expériences : « Je suis moi-même la matière de mon livre ». Le premier but est la connais­sance de soi, selon le précepte socratique « Connais-toi toi-même », en vue de parvenir à se forger un art de vivre. Cette démarche est aussi offerte comme un miroir qui doit enrichir la vie de son lecteur. Les Essais ne constituent pas une autobiographie parce que Montaigne n’y suit pas l’ordre chronologique.

II- L’idéal pédagogique humaniste

Une critique de la pédagogie traditionnelle de la contrainte

Comme Rabelais, Montaigne critique la pédagogie dogmatique traditionnelle avec quelques formules très frappantes : « On ne cesse de criailler à nos oreilles comme qui verserait dans un entonnoir », « Regorger la viande comme on l’a avalée », « Qui suit un autre, il ne suit rien, il ne trouve rien, voire il ne cherche rien », « Savoir par cœur n’est pas savoir », et enfin cette condamnation sans appel de tout dogmatisme assimilé à une forme de folie : « Il n’y a que les fols certains  et résolus ». Le dogmatisme est une sorte d’esclavage pour l’intelligence « liée et contrainte », « serve et captivée » ; il fait des hommes des « assujettis ».

« Plutôt la tête bien faite que bien pleine » : la défense d’une pédagogie humaniste.

l’opposé du dogmatisme, la finalité humaniste est de » former le jugement », c’est-à-dire de construire un homme doté de liberté intellectuelle. L’élève doit « tout passer par l’étamine [le crible] » en recourant méthodiquement à son esprit critique ; il se trouve au centre de cette pédagogie, la maître devant « s’accommoder à sa force » ; apprendre, c’est assimiler, faire sien, ce que célèbre la métaphore filée des abeilles : « Les abeilles pillotent de çà de là les fleurs, mais elles en font après le miel qui est tout leur ; ce n’est plus thym ni marjolaine». La finalité de cette éducation est de bâtir une personne : «■ Son institution, son travail et étude ne visent qu’à le former ».

Quant à la formule célèbre «Plutôt la tête bien faite que bien pleine », elle s’applique dans le texte de Montaigne au précepteur, mais ce n’est pas un détournement de sens que d’en faire le but à atteindre pour l’élève. Ce précepte présente une double portée, une portée intellectuelle d’abord ; l’emploi de « plutôt que » instaure une priorité : Montaigne ne condamne pas du tout la mémoire, il a tout à fait conscience que sans connaissances mémorisées il n’y a pas de véritable réflexion possible ; mais ces connaissances sont un moyen plutôt qu’un but, elles sont au service d’une tête bien faite, qui soit capable d’analyses et de synthèses personnelles, de réflexion autonome. La formule présente aussi une portée psychologique, voire morale : la tête bien faite est celle d’une personnalité affirmée, équilibrée, dotée d’une certaine sagesse, d’un art de vivre ; ainsi l’éducation doit viser à faire de l’élève un homme épanoui dans toutes les dimensions de sa vie.

 

 

III- Montaigne et la sagesse des Anciens

Montaigne se réfère aux grands courants du stoïcisme, de l’épicurisme et du scepticisme pour se forger son propre art de vivre.

Le stoïcisme

Montaigne, comme beaucoup, a peur de la douleur et de la mort ; il est malade et il a vu disparaître très tôt son ami La Boétie ; il a conscience que ces hantises le paralysent et il cherche dans le stoïcisme un moyen d’échapper à ses angoisses. Il reprend à son compte la formule latine « Que philosopher c’est apprendre à mourir», et il invite à vivre avec la pensée régulière de la mort pour que celle-ci, devenue habituelle, soit totalement démystifiée. Il accumule les sentences : « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté : qui a appris à mourir, il a désappris à servir [être serf] ; le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte : il n’y rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas un mal». Le stoïcisme n’est donc retenu par Montaigne que parce qu’il lui permet l’accès à la valeur suprême : la liberté.

Sa pensée évolue beaucoup sur le thème de la mort. Un grave accident de cheval lui donne la sensation qu’il va mourir ; or, cette sensation n’a rien d’angoissant, elle est au contraire très agréable et il vit des instants de sérénité et de plénitude. Ceci le conduit à prendre conscience que la peur de la mort est tout à fait artificielle, et il invite à ne plus jamais penser à la mort ; le moment venu, la nature, dit-il, fera très bien cela pour nous. Montaigne défend donc dans les Essais deux attitudes contradictoires devant la mort sans qu’il ait gommé la première lors des rééditions de son œuvre ; voici un bel exemple du refus de tout dogmatisme et de la revendication du droit au changement, car vivre c’est changer, jusque parfois la contradiction, pour qui tire le fruit des expériences vécues. « J’ajoute, mais je ne corrige pas » dit-il à propos des remaniements de son livre ; c’est ainsi qu’il rend compte fidèlement des métamorphoses qui forgent sa personnalité.

Le naturalisme épicurien

Montaigne proclame régulièrement sa foi totale en la nature : « Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer », « Nature est un doux guide » ; il invite à « jouir des plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes ». C’est l’ordre de la nature qui fonde les valeurs morales, ce qui fait du plaisir naturel un garant de l’acte moral, et qui contredit tout le christianisme. On comprend ainsi que Montaigne fasse du « vivre heureusement » un but de la vie, qu’il revendique non sans provocation : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ». Cet hédonisme se situe assez loin de l’ascétisme épicurien originel, ainsi que du carpe diem d’un « otium » consacré à la création intellectuelle.

La sagesse sceptique

Le scepticisme à l’encontre de la raison s’exprime tout au long de l’œuvre, et plus particulièrement dans le chapitre Apologie de Raymond Sebond.

« Que sais-je ? » Raymond Sebond est un théologien condamné par l’Église pour avoir donné des preuves de l’existence de Dieu jugées trop faibles et par là dangereuses. Montaigne explique que cette faiblesse n’est pas celle du théologien, mais qu’elle est celle de la raison impuissante. « Que sais-je ? » sont les seuls mots que l’homme puisse prononcer face à l’énigme de sa condition. L’argument du vertige. Le vertige est une preuve de l’impuissance de la raison puisque, dans des conditions de sécurité parfaites, l’individu en proie au vertige ne parvient pas à contrôler ses réactions. Montaigne élargit son propos en montrant que quantité de conduites dans la vie quotidienne sont irrationnelles.

La coutume. Elle tient lieu de vérité ; c’est la coutume qui notamment fait les lois et les valeurs morales, parce que, dans ces domaines où chacun a pourtant soif de vérité, il est impossible de trouver une seule règle qui soit acceptée par tous les hommes dans l’espace et dans le temps. Montaigne est conduit à l’interrogation oratoire accusatrice : « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà ? »

Les cannibales. Le chapitre important « Des cannibales » narre la rencontre à Rouen de trois indigènes du Brésil. Montaigne s’informe sur leurs façons de vivre et il en vient à conclure qu’ils vivent davantage en conformité avec les lois de la nature que les Européens. Il émet l’hypothèse que ce sont peut-être eux les civilisés et nous les sauvages, ce qui le conduit à la formule » Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » qui marquera beaucoup Claude Lévi-Strauss et qui constitue une première définition du relativisme culturel.

Le conservatisme politique. La vérité n’existe pas en matière de lois. La sagesse politique consiste donc à suivre l’ordre en place, d’autant plus qu’il présente l’avantage d’être passé dans les mœurs.

Ce conservatisme est proclamé avec solennité : « Je suis dégoûté de la nouvelleté, quelque visage qu’elle porte ». Il s’explique surtout par les guerres de religion qui ravagent à cette époque le Sud-Ouest de la France ; Montaigne les connaît bien en tant que maire de Bordeaux qui mène quelques tentatives, infructueuses, de diplomatie, pour apaiser les passions dévastatrices : ces guerres prouvent à ses yeux que le désir de renouveau religieux a engendré les pires barbaries.

Le scepticisme de Montaigne est un moyen de se protéger de la raison et de la passion dogmatiques, de préserver sa liberté intellectuelle et de défendre la tolérance. Mais le conservatisme politique auquel il est conduit pose problème, il mène à la négation de l’action politique et il interdit par là tout progrès ; cette attitude qui conduit à la sclérose montre que pour agir, en particulier en politique, il faut avoir des convictions et des valeurs à défendre. 

 

 

IV- La sagesse humaniste

Une philosophie de la vie baroque

Montaigne fait du changement la loi même de la vie sous toutes ses formes : « Le monde est une branloire pérenne » ; c’est l’inconstance qui régit le monde. La vie en société, quant à elle, n’est que masques et jeux des apparences ; en écho à la phrase de Shakespeare, « The whole world is a stage » l’affirmation « La plupart de nos vacations sont farcesques » stigmatise nos occupations comme relevant de la pure comédie. L’écriture même de Montaigne est baroque dans la mesure où il s’interdit d’écrire avec un plan préétabli et où il privi­légie un style aux innombrables métaphores. 

Un humanisme classique

L’individualisme. Montaigne n’a rien d’un égoïste replié dans la tour d’ivoire de sa « librairie » ; son engagement comme maire de Bordeaux et comme diplomate montre qu’il sait prendre ses responsabilités. Mais il fait passer l’individu, la personne, avant le citoyen : « Il faut se prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même ». Cette formule n’est pas une négation d’autrui, « se prêter » n’est pas synonyme de « ignorer » ; toutefois, l’opposition « se prêter »/« se donner » définit la préséance de l’individu. Rappelons la célèbre formule « Le maire et Montaigne ont toujours été deux ». L’adjectif « égotiste », qui sera répandu par Stendhal, s’applique parfaitement à cet art de vivre.

Le juste milieu ou la « médiocrité » (de « medium », milieu). Montaigne fait sien l’art de vivre aristotélicien du juste milieu de la raison car il permet d’échapper aux extrémismes des passions qui s’avèrent le plus souvent des solutions de facilité : « On va plus facilement par les bouts [...] que par la voie du milieu ». Il se défie des fausses grandeurs, en particulier de celles liées au pouvoir, ce qui lui vaut quelques formules très heureuses : «Nous avons beau monter sur des échasses [...] encore faut-il marcher de nos jambes » ; « Au plus haut trône du monde [...] nous sommes encore assis sur notre cul ».

Une sagesse à mesure d’homme. L’homme n’a rien de la perfection du héros ou du saint ; c’est à l’intérieur de ses limites, qu’il lui faut connaître et accepter, qu’il a la possibilité de s’épanouir et de se réaliser pour trouver le bonheur : «Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ».

Un humanisme annonciateur de la philosophie du XVIIIe siècle

Une remise en cause des lois. Les lois, qui régissent la politique, la justice, la morale, relèvent souvent d’un arbitraire qui s’impose par la seule contrainte, notamment celle de l’habitude ; elles doivent donc être l’objet d’une réflexion critique au terme de laquelle elles sont susceptibles d’être condamnées. « Nos lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce ce qu’elles sont les lois ». Les lois ne constituent plus un tabou, mais Montaigne n’est pas un révolutionnaire ; sa contestation demeure intellectuelle. Une remise en cause de la torture. La question, petite ou grande, est inhérente à la procédure judiciaire. Montaigne montre que cette pratique est non seulement cruelle mais qu’elle est aussi inefficace, elle peut faire avouer un innocent et laisser muet un coupable. Dans tous les cas, la torture est une barbarie négatrice de la dignité humaine.

Une remise en cause du colonialisme. Montaigne présente le colonialisme comme la volonté prétentieuse de l’Europe, sûre de sa supériorité, d’imposer ses normes à des peuples jugés inférieurs. Or, les peuples découverts par les expéditions maritimes contem­poraines n’ont rien d’inférieurs, ils sont différents, et les Européens pourraient d’ailleurs tirer le plus grand bien de cette différence. Le colonialisme est assimilé à une forme de racisme barbare.

Une valeur-clé : la liberté. Montaigne ne conçoit pas de vivre sans liberté ; sa vie et son œuvre sont régies par un principe, garantir sa liberté individuelle, ce qui le mène à des déclarations à première vue déconcertantes : « Je suis si affadi après [épris de] la liberté que, qui me défendrait l’accès de quelque coin des Indes, j’en vivrais aucunement [assurément] plus mal mon aise ». Bien sûr, il n’a aucun désir d’entreprendre un si périlleux voyage, mais il montre par là que sa psychologie ne peut vivre avec le poids d’un interdit arbitraire : l’homme est ainsi fait que pour vivre il a besoin de ressentir un sentiment intérieur de pleine liberté.

Un humanisme moderne

Les Essais de Montaigne constituent une œuvre d’une modernité surprenante. Non sans modestie, mais sans doute avec davantage d’humour, il définit son livre comme « une marqueterie mal jointe », un livre qui se fait ainsi expression fidèle de la condition humaine telle que nous la concevons depuis la seconde moitié du XXe siècle, discontinue, fragmentaire, éclatée, plurielle, et non unifiée artificiel­lement autour d’une vérité préexistante.


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