Texte 1 : L’objet qui envahit, Vance Packard

Je me demande parfois quels rêves peuvent troubler le sommeil de nos industriels et commerçants, hantés par le spectre de la surabondance et de la mévente. Je ne pense pas qu’ils croient pouvoir nous ensorceler avec des articles toujours plus irrésistibles. J’imagine plutôt qu’ils se réfugient dans un monde futur de leur invention, où il sera de nouveau facile de vendre et d’où la saturation sera bannie.

Ce monde sera semblable à la cité utopique de Pléthore, située à l’horizon de temps. Chaque printemps et chaque automne, on abattra les maisons de papier mâché pour les reconstruire aussitôt et s’épargner ainsi la fatigue de grands nettoyages. Les voitures seront faites d’une matière plastique légère et fragile qui se décompose après six mille kilomètres. On en fera l’échange standard tous les trimestres, au jour de l’an, à Pâques, au 14 juillet et à la Toussaint. Toute personne qui rapportera sa vieille voiture recevra en prime un bon du Trésor «Prospérité par l’expansion» de cent dollars. Il touchera une prime supplémentaire s’il rend quatre voitures par famille.

Les usines de Pléthore seront construites au sommet des collines, et les chaînes de montage se termineront à volonté sur le devant ou le derrière du bâtiment pour s’ajuster aux besoins du marché. Si les affaires vont mal, on aiguillera les produits finis vers la porte arrière, et les réfrigérateurs ou autres biens de consommation en surplus seront jetés directement à la ferraille sans encombrer le marché.

Chaque lundi, les habitants de Pléthore se réuniront sur le terrain d’aviation pour le lancement solennel d’une fusée dans l’espace et apporter ensuite leur contribution à la prospérité nationale. Dix-huit adjudicataires et fournisseurs de la région auront participé à la fabrication de l’engin. Ces expériences spatiales seront destinées à renseigner les Terriens sur ce qui se passe sur la face cachée de Neptune.

Mercredi sera le jour de la marine. Dans le port, un bâtiment de guerre sera chargé de costumes de bains, de mixers, d’aspirateurs et d’équipements sportifs stockés dans les entrepôts de surplus du ministère du Commerce. Le navire sera conduit en haute mer pour y être coulé.

La corporation des artistes réparateurs fera passer une résolution réconfortante : quiconque parmi ses membres acceptera d’examiner un appareil ménager vieux de deux ans sera banni pour atteinte à la sûreté de l’État.

Au centre de Pléthore se dressera un monumental supermarché électronique et féerique. C’est là que dans l'allégresse les habitants passeront leur temps à se promener et à acheter. Dans ce paradis de la vente ultra- rapide, aucune caisse enregistreuse ne viendra troubler l’atmosphère de fête de ses bruits discordants. Les couples accompagnés de leurs cinq enfants, chacun avec son chariot, brandiront joyeusement leur carte d’achat perpétuelle devant un voyant électronique. Chaque enfant possédera une carte qu’il aura reçue à sa naissance.

Des réceptacles seront judicieusement répartis à travers le magasin pour que les clients puissent s’y débarrasser des objets démodés qu’ils ont achetés lors d’une précédente visite. Au rayon de la joaillerie, par exemple, une pancarte placée au-dessus d’une corbeille vous accrochera au passage : «Jetez ici vos vieille montres. » Le supermarché de Pléthore sera ouvert sans interruption tous les jours de la semaine. Le dimanche, pour les clients qui auraient pris dans le passé l’habitude d’aller à l’église, une petite chapelle sera prévue dans une aile du bâtiment afin qu’ils puissent se livrer sur place à la méditation.

Est-ce vraiment un rêve délirant ? Pléthore ne va-t- elle pas, au contraire, devenir le prototype de la cité de demain ?

Si les tendances actuelles continuent, il est certain que dans les vingt années à venir cette description se rapprochera de plus en plus de la réalité. Les signes en apparaissent dès maintenant. Une chapelle a été construite dans le supermarché des environs de Miami. La General Dynamics Corporation est en train d’étudier une carte de crédit électronique valable toute la vie. Les montres sont de plus en plus considérées comme de simples accessoires vestimentaires. On fabrique déjà des maisons de papier. La solidité des voitures a considérablement diminué. Dès maintenant, les supermarchés sont ouverts en permanence dans beaucoup de régions, et les magasins à distribution automatique se développent. Le stockage et la destruction de produits agricoles subventionnés sont un scandale mondial. Les articles deviennent hors d’usage au bout de quelques années, et les constructeurs sont obsédés par la longévité de leurs produits qu’ils travaillent à réduire.

Vance Packard, L’art du gaspillage,  Éd. Calmann-Lévy. 1962


 

Texte 2 : Objet et image de soi, Georges Perec

L’œil, d’abord, glisserait sur la moquette grise d’un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l’une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l’autre un navire à aubes, le Ville-de- Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu’un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement.

Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. A gauche, dans une sorte d’alcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s’entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delà d’une petite table basse, sous un tapis de prière en soie, accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan, perpendiculaire au premier recouvert de velours brun clair, conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset en argent, un verre taillé, une pyramide de cristal, une miniature dans un cadre ovale. Plus loin, après une porte capitonnée, des rayonnages superposés, faisant le coin, contiendraient des coffrets et des disques, à côté d’un électrophone fermé dont on n’apercevrait que quatre boutons d’acier guilloché, et que surmonterait une gravure représentant le Grand défilé de la place du Carrousel. De la fenêtre, garnie de rideaux blancs et bruns imitant la toile de Jouy, on découvrirait quelques arbres, un parc minuscule, un bout de rue. Un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers, s’accompagnerait d’un petit fauteuil canné. Une athénienne supporterait un téléphone, un agenda de cuir, un bloc-notes. Puis, au-delà d’une autre porte, après une bibliothèque pivotante, basse et carrée, surmontée d’un grand vase cylindrique à décor bleu, rempli de roses jaunes, et que surplomberait une glace oblongue sertie dans un cadre d’acajou, une table étroite, garnie de deux banquettes tendues d’écossais, ramènerait à la tenture de cuir.

Tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleurs un peu passées, aux tons soigneusement, presque précieusement dosés, au milieu desquelles surprendraient quelque taches plus claires, l’orange presque criard d’un coussin, quelques volumes bariolés perdus dans les reliures. En plein jour, la lumière, entrant à flots, rendrait cette pièce un peu triste, malgré les roses. Ce serait une pièce du soir. Alors, l’hiver, rideaux tirés, avec quelques points de lumière - le coin des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir et les grandes zones d’ombres où brilleraient toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé, le cuir assoupli, elle serait havre de paix, terre de bonheur.

Georges Perec, Les choses, Ed, Julliard.


 

 

Texte 3 : La maîtrise de l’objet, Gaston bachelard

Sans plus nous occuper des objections abstraites des philosophes, suivons les poètes et les rêveurs à l’intérieur de quelques objets.

Franchies les limites extérieures, comme cet espace interne est spacieux ; comme cette atmosphère intime est reposante ! Voici par exemple un des conseils de la Magie d’Henri Michaux : «Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité ! » Le jeu est si rapide que certains seront tentés de le déclarer puéril ou simplement verbal (1). Mais en juger ainsi, c’est se refuser à participer à une des fonctions de la mise en miniature. Tout rêveur qui le voudra ira, miniaturisé, habiter la pomme. On peut énoncer comme un postulat de l’imagination : les choses rêvées ne gardent jamais leurs dimensions, elles ne se stabilisent dans aucune dimension. Et les rêveries vraiment possessives, celles qui nous donnent l’objet sont les rêveries lilliputiennes. Ce sont les rêveries qui nous donnent tous les trésors de l’intimité des choses. Ici s'offre vraiment une perspective dialectique, une perspective renversée qu’on peut exprimer dans une formule paradoxale : l’intérieur de l’objet petit est grand. Comme le dit Max Jacob (Le Cornet à Dés, éd. Stock) : «Le minuscule, c’est l’énorme !» Pour en être sûr, il suffit d’aller en imagination y habiter.

Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Éd. José Corti, 1958, p. 12-13

(1) Flaubert allait plus lentement, mais disait la même chose : «A force de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer.»