I- Texte: Jacques Prévert, " La grasse matinée", Paroles, 1946.

 

Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger

 

et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines..

Un peu plus loin le bistrot

café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.

Jacques Prévert, Paroles.

II- Analyse de "La grasse matinée"

Un montage dramatique

Humour noir et technique cinématographique s’asso­cient dans ce montage dramatique à un personnage. Au moins autant que poète, Prévert se révèle ici scénariste et montre comment il sait adapter à l’art du langage les procédés propres à l’art du cinéma.

Images visuelles directes, mots faisant images, asso­ciations d’idées se succèdent, se surimposent, s’éloi­gnent ou se rapprochent selon l’inspiration ou la volonté de l’auteur, qui dirige le scénario sans que pourtant le lecteur soit conscient de sa présence tant il participe, dès les premiers mots, aux tourments du protagoniste.

Ce texte dramatique repose sur la présentation, vue du dedans, d’un simple fait divers. Il se déroule presque comme un film muet, où les actions s’enchaînent par images jusqu’à la crise finale ; mais ce déroulement se fait sur un fond sonore, dû à la vision initiale :

le petit bruit de l'œuf dur cassé sur un comptoir d’étain dont l’importance psychologique et dramatique est hors de proportion avec son intensité acoustique. On remarquera que les quatre vers d’introduction reviennent in fine. Ils bouclent la boucle, mais du fait qu’ils sont repris en conclusion, ils acquièrent une résonance plus grave. Ils font comprendre pourquoi le petit bruit, que d’abord' on pouvait croire purement matériel, de l’œuf cassé, mérite d’être qualifié de terrible : c'est qu'il est le point de départ du processus mental qui conduit l’homme affamé au crime et entraine la mort d’un innocent.

Un style de dérision

L’intention de dérision se manifeste dès le titre, où l'expression « faire la grasse matinée », c’est-à-dire se lever tard, est manipulée par Prévert à plusieurs niveaux. D’abord parce qu’il est très tôt le matin (six heures) ; ensuite parce que l’auteur emploie l’adjectif grasse dans son sens figuré de : fructueuse, productive ; et surtout parce qu’il se sert de cette signification d’une manière ironique.

Ce crime, commis aux premières lueurs du jour, n’aura rapporté à son auteur que deux francs : tout juste le prix d’un « café-tartines-pourboire » ; il ne s’agit donc pas d’une si grasse matinée . . .

En suivant le texte dans son déroulement, nous obser­vons que le crime motivé par la faim n’est relaté que dans la dernière partie du texte, en quatre vers brefs, écrits dans le style « fait divers » des grands quoti­diens :

"Un homme très estimé dans son quartier a été égorgé en plein jour l’assassin le vagabond lui a volé deux francs"

Suit le décompte des deux francs (en quatre vers seulement), contrepoint ironique du fait divers ; il contribue, par sa précision, à souligner l’absurdité horrible tant de la cause que de l’effet : un homme est si affamé qu’il en tue un autre pour prendre tout juste un café arrosé, accompagne de deux tartines beurrées. La condamnation implicite d’un état de choses plutôt que du criminel est évidente : une société qui laisse un homme errer pendant trois jours et trois nuits dans les rues sans manger est responsable de ce crime de la faim.

La protestation sociale

Ce sketch poétique fut interprété à la salle Gaveau par Marianne Oswald en 1937 de même que Chasse à l’enfant ; il était ressenti alors comme une protestation sociale véritable, bien plus que de nos jours. Texte contemporain des grèves, du chômage généralisé, des vagabonds, il a peut-être perdu pour notre société de consommation une partie de sa portée. Le montage et son suspense nous touchent aujourd’hui davantage.

Mais il faut attribuer à une intention protestataire de l’auteur la présentation psychologique et certaines remarques du texte :

"car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde"

Du même ordre est, plus loin, la répétition par quatre fois du mot « protégés ».

Prévert fait tout pour dénoncer l’absurdité du geste criminel, sans blâmer le meurtrier en stigmatisant le monde, la société si bien nourrie et protégée qu’elle est indifférente à la faim qui tenaille vagabonds, indigents ou chômeurs. C’est elle pourtant qui les pousse au crime. D’un bout à l’autre du texte, un seul mot désigne le protagoniste : l’homme ; l’affamé anonyme n’est appelé l’assassin, le vagabond que dans l’entrefilet de style journalistique des lignes 52 à 54. C’est la faim qui organise les images dès les premiers mots et les rend peu à peu obsessionnelles. C’est parce qu’il est affamé que l’homme choisit, parmi les vitrines, celles des grands magasins d’alimentation (Potin, par exemple), qu’il se laisse fasciner par ces pâtés, ces bouteilles, ces conserves, qu’il s’exaspère contre les barricades qui s’opposent à son désir, boîtes, vitres, flics.

Finalement, quand il aperçoit un bistrot avec café- crème et croissants chauds, un brouillard se fait dans sa tête, l’hallucination le gagne à force de répéter les mêmes mots et transforme irrésistiblement le café-crème en café-crème arrosé de sang.

Ajoutons que l’atmosphère matinale de la grande ville déserte, l’épicerie, le bistrot typiquement parisien forment le décor de ce drame banal auquel la langue parlée courante (tête pour visage, chez Potin, il s’en fout, flics) donne un air encore plus quotidien. 

 III- Pistes supplémentaire d'analyse du texte

  • Rapprochez de celui-ci d’autres « faits divers » rapportés dans Paroles (« Le Retour au pays », « Chasse à l’enfant »).
  • Expliquez le vers 48 : flics protégés par la crainte.
  • Comment est fait et préparé le brouillard de mots, v. 44.
  • Rapprochez les deux expressions : remue dans la mémoire et remue doucement la mâchoire, v. 4 et 19.
  • Soulignez l’humour noir rétrospectif dans le monde se paye sa tête, v. 22.
  • Suivez le cheminement des images hallucinatoires dans le texte.

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