La parole: Résumé de texte 

La signification du nom chez les primitifs est liée à l’être même de la chose. Le mot n’intervient pas comme une étiquette plus ou moins arbitrairement surajoutée. Il contient en soi la révélation de la chose elle-même dans sa nature la plus intime. Savoir le nom, c’est avoir puissance sur la chose. Par exemple, une peuplade primitive des Indes néerlandaises possède un système de médecine qui repose tout entier sur les noms des maladies et des remèdes. On utilisera les plantes et les substances dont le nom évoque la santé ou la guérison, on évitera celles dont le nom fait penser à la maladie, comme si en France on employait l’oeillet pour le mal à l’oeil, ou les pois pour les, patients qui désirent gagner du poids.

 Le calembour devient une technique parce que le jeu de mots indique une opération au niveau même de l’être. Dans une pareille perspective, on conçoit la nécessité d’une hygiène rigoureuse, d’une prophylaxie des noms. Il importe de préserver l’identité ontologique des choses et des personnes contre l’étranger, l’ennemi. Le véritable nom sera tenu secret, puisqu’il est un mot de passe pour accéder à une vie ainsi livrée sans défense aux entreprises hostiles. Les dieux eux-mêmes sont soumis à la puissance de celui qui les invoque par leur nom. Le simple usage inconsidéré d’un mot peut entraîner des conséquences désastreuses. L’homme ou le dieu seront donc désignés, dans l’usage courant, par de faux noms inoffensifs, les noms véritables, — sauvegardés par les rites mystérieux de l’initiation, — étant réservés pour les opérations magiques et religieuses, et confiés seulement aux spécialistes, sorciers ou prêtres, hommes de l’art.

 

Le domaine de la magie du nom apparaît immense. Il s’étend à l’humanité primitive dans son ensemble. Il réapparaît d’ailleurs aux origines de chaque vie personnelle, car l’enfance de l’homme répète l’enfance de l’humanité. M. Piaget a décrit une période de réalisme nominal où l’enfant qui vient d’accéder à la parole donne à cet outil une valeur transcendante, Savoir le nom, c’est avoir saisi l’essence de la chose et pouvoir dès lors agir sur elle. D’où les interrogations fiévreuses du petit enfant avide de savoir « comment ça s’appelle », puisque c’est pour lui une manière de s’approprier tout ce qu’il est capable de nommer. Ici encore, le mot est appel d’être, la pensée mobilise une réalité dont elle ne se dissocie jamais.

Le premier homme nous apparaît donc comme celui pour lequel le langage demeure sous le régime de l’alliance ontologique. Cette conscience confuse du primitif ne disparaît pas lorsque naissent de nouvelles formes de civilisation. L’expression intellectuelle se perfectionne, mais l’intention demeure identique. Les grandes religions font toutes une place à une doctrine du Verbe divin dans l’institution du réel. Dans l’ancienne Égypte, le démiurge a créé le monde en prononçant les noms des choses et des êtres. La parole souveraine sut à constituer toute réalité par le seul énoncé du nom. La sagesse égyptienne compare au Verbe divin le commandement du pharaon. Le roi parle, et toutes choses se font comme il a dit, par la vertu du caractère sacré inhérent à la personne du monarque. Dans la spiritualité hindoue, un même mot désigne à la fois le nom, le corps et la forme de l’homme. Un hymne védique enseigne que la parole fut créée par les sept sages qui fondèrent le sacrifice, centre de toute la vie religieuse. Le sacrifice lui-même a pour but de suivre les traces de la parole. Le brahmanisme a même résumé toute son ascèse spirituelle dans un mot clef, — la syllabe om, — non pas simple désignation, mais indicatif  de l’être, énoncé de la réalité suprême en sa plus haute présence mystique. Comprendre cette syllabe, c’est transcender la condition humaine, et se perdre dans l’unité divine.

La sagesse traditionnelle de la Chine est restée étrangère à toute affirmation religieuse proprement dite. Dans cette morale, cet art de vivre, le langage revêt pourtant une signification capitale, car l’ordre des mots implique l’ordre des choses. L’univers se présente comme un discours cohérent, dont il importe que chacun respecte religieusement l’organisation. Une doctrine attribuée à Confucius énonce que « le bon ordre dépend entièrement de la correction du langage ». Si le langage va de travers, l’univers risque de se trouver en déséquilibre. « Si les désignations ne sont pas correctes, explique Confucius, les paroles ne peuvent être conformes; si les paroles ne sont point conformes, les affaires d’État n’ont aucun succès; si les affaires n’ont aucun succès, ni les rites, ni la musique ne fleurissent (...); les punitions et les châtiments ne peuvent toucher juste, le peuple ne sait comment agir. Aussi le Sage, quand il attribue des désignations, fait-il toujours en sorte que les paroles puissent s’y conformer et, quand il les emploie, fait-il aussi en sorte qu’elles se réalisent en action. » Ce texte met en lumière avec une vigueur saisissante la validité transcendante de la parole humaine. Les mots ont une consistance qui engage la signification de l’univers : le bon usage de la parole contribue au mouvement du monde comme à la célébration de la liturgie cosmique. L’empereur Che Houang Ti, pour assurer son autorité et consolider la paix, réforme l’écriture dans le sens de l’uniformité, publie un dictionnaire officiel, et, fier de son oeuvre, proclame sur ses stèles : « J’ai apporté l’ordre à la foule des êtres et soumis à l’épreuve les actes et les réalités : chaque chose a le nom qui lui convient. C’est ainsi que Richelieu, en France, préparera l’oeuvre de la monarchie absolue par la fondation de l’Académie, chargée de définir un code du bon usage de la langue, en élaborant un dictionnaire et une grammaire. Plus près de nous, on s’étonnait, il n’y a guère, de voir le chef de l’État soviétique faire oeuvre de philologue dans un écrit où il prenait position sur le problème de l’avenir des langues humaines, prévoyant l’unification progressive des idiomes. C’est que l’établissement d’un empire ne va pas sans une centralisation correspondante du langage. Toute réforme importante, toute révolution exige un renouvellement du vocabulaire. On n’a pas transformé les hommes aussi longtemps qu’on n’a pas modifié leur façon de parler.

Texte de Georges Gusdorf, La parole, 1952

 


 

Résumé du texte : corrigé proposé 

Chez les primitifs, nommer les choses revient à les dominer. Même les dieux sont soumis à cette règle: seuls les initiés peuvent les nommer sous peine de représailles. 

De même, l'enfant apprend à parler en associant définitivement les mots et les choses. L'évolution de l'humanité n'effacera pas cette intention première. Ainsi, dans les grandes religions, le monde est le fruit d'une parole. Par ailleurs, la sagesse traditionnelle chinoise présente le monde comme un discours cohérent: tout déséquilibre du langage altère l'ordre des choses. 

Ainsi, même en politique, un renouvellement du langage accompagne toute réforme importante. 

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