«Changez la vie, changez la société », « la société française va mal», «la société de philatélie se réunira jeudi prochain » : autant de locutions dans lesquelles la réalité désignée semble aller de soi. Pourtant une simple réflexion sur chaque énoncé nous met en difficulté. S’il est possible de dire que le mot renvoie à une association d’individus, l’embarras commence dès que l’on tente d’approfondir cette première approche. En effet, les associations en question n’ont pas grand chose à voir les unes avec les autres. La première renvoie à un état général de la condition humaine aux contours imprécis (l’homme vit avec ses semblables, il parle, échange, etc.) ; la deuxième à une réalité délimitée sur le plan géographique (un ensemble circonscrit dans l’espace se caractérisant par des mœurs communes) ; la troisième à une organisation instituée en vue de la satisfaction d’une passion partagée. Puisque le même terme s’applique à des types d’association très différents, c’est qu’il dénomme moins un collectif précis qu’un ensemble flou dont l’unité est assurée par certaines relations. Autrement dit, tout ensemble n’est pas une société, mais n’importe quel ensemble peut l’être, dès lors que ses membres sont unis d’une certaine manière. On arrive donc à une définition qui ferait les délices de Monsieur de La Palice : une société est un ensemble d’individus liés par un lien dit «social».

Pourtant cette tautologie désespérante nous dit en creux plus qu’il n’y paraît. Le terme de lien s’oppose à l’idée qu’une société soit un simple «tas»: les grains de sable, simplement juxtaposés, ne font pas société. Le «tas» explicite la menace qui pèse sur toute société: celle de la dissolution. Une force centrifuge peut détacher les individus les uns des autres et transformer la société en une simple collection d’atomes. Le terme d’individu, pour sa part, s’oppose à l’idée que la société soit un «tout» absolu. Parlant des cellules qui composent mon corps, je ne dirais pas qu’elles font société. Elles ont certes une certaine individualité mais elles manquent de l’autonomie nécessaire pour être membres d’une société : elles sont comme fusionnées. Ici la force centripète a eu raison de la société, amalgamant ses membres en une unité absolue. Puisque la définition de la société est « quelque part» entre ces deux extrêmes, nous pouvons alors comprendre le problème qu’elle pose et les querelles qu’elle suscite : toute thèse sur la question repose toujours sur la décision de placer le curseur plus d’un côté que de l’autre, de se rapprocher du tas ou du tout!

Ayant vu où réside le cœur de toute problématique, il nous est maintenant possible d’examiner les trois grands axes sur lesquels se distribuent la plupart des sujets envisageables.

La question du caractère naturel ou artificiel de la société sera supposée par bien des sujets. Existe-t-elle à la manière des êtres vivants, se développant de manière spontanée, comme le soutient le naturalisme? Ou bien est-elle le produit d’un artifice humain, comme le soutient le contractualisme ? Cette opposition claire doit cependant être précisée, notamment du fait de l’histoire de la pensée qui introduit un risque de confusion lorsque l’on veut utiliser les auteurs. Trois grandes positions peuvent être dégagées dans le débat actuel.

Le naturalisme traditionnel

Cette position, soutenue par la plupart des grands philosophes de la Grèce antique et du Moyen Âge, continue à être adoptée de nos jours par ceux qui s’inscrivent dans cette tradition. L’analyse d’Aristote qui recourt à la finalité de la nature pour montrer que l’homme est un animal politique, est ici emblématique. Elle entend d’une part que l’homme, depuis toujours et à jamais, vit en société, ne pouvant être homme en dehors d’elle, et d’autre part que, par nature, sa sociabilité a une essence spécifique, qui le distingue radicalement des membres des autres sociétés animales : il possède par exemple une raison, une conscience, un langage, bref quelque chose que les animaux n’ont pas et qui détermine un mode d’être social à nul autre pareil. Ici la question de l’origine de la société ne se pose pas : le problème central est celui de la bonne société puisqu’en fonction de la vraie nature humaine, bien comprise, il existe nécessairement un mode d’existence social plus adéquat qu’un autre à cette essence de l’homme.

Le contractualisme moderne

Si les sophistes grecs ont compris la société comme le résultat d’une convention, refusant de souscrire à son caractère naturel, il appartient aux philosophes modernes, notamment Hobbes et Rousseau, d’avoir thématisé en tant que telle la notion de contrat. Bien que leurs analyses présentent des différences que vous devrez maîtriser, elles soulignent, toutes deux, le caractère artificiel de la société. Loin d’être une réalité toujours déjà donnée, la société est établie par un pacte social. Ici la question de son origine se pose, et de manière cruciale : qu’est-ce qui a poussé l’homme à sortir de l’état de nature pour entrer dans l’état civil? Ainsi comprise comme une construction artificielle, la société apparaît infiniment plus plastique. À l’existence d’un modèle unique idéal se substituent plusieurs modes possibles, en fonction de la libre créativité de l’homme et de ce que les circonstances exigent, ce qui ne revient pas bien sûr à justifier tout type de société. Cette position est pour notre société la conception dominante.


Le naturalisme scientifique

C’est en quelque sorte l’invité surprise qui perturbe quelque peu le débat parfois un peu trop simple opposant les deux premiers. Vous ne pouvez l’ignorer au vu de l’importance de la science aujourd’hui et vous ne devez surtout pas le confondre avec le premier: en effet, la position traditionnelle admet peu ou prou le caractère «extraordinaire» de l’homme, ce que refuse l’orthodoxie scientifique. Qu’est-ce à dire?

Dans la mesure où la méthode scientifique récuse le finalisme, cette conception, qu’il ne faut pas caricaturer, ne nie pas que l’homme possède des particularités mais les inscrit dans le prolongement d’une nature, notamment animale, avec laquelle on ne rompt pas. Or ce naturalisme est en quelque sorte contre-intuitif: comme Spinoza l’a remarqué, l’homme est spontanément anthropocentré, se croit «un empire dans l’empire », libre, poursuivant des valeurs et répugnant à dépasser ce qui, pour ce philosophe, est pure illusion. On notera que les sciences sociales sont particulièrement travaillées par ce débat. À côté d’une sociologie «scientifique », voire scientiste, défendue notamment à l’origine par Spencer, existe une autre option méthodologique: celle prenant au sérieux le caractère non naturel de la société et prônant, par conséquent, l’invention d’une méthode scientifique originale. Ainsi la sociologie herméneutique élaborée par Dilthey considère que les phénomènes humains peuvent se comprendre et non s’expliquer, en raison de la conscience et de la liberté humaines.

Un deuxième grand type de sujets portera sur la question du fonctionnement et de la légitimité de la société. Pour y répondre, il est indispensable de maîtriser les rapports entre l’individu, la société civile et I ‘État. La distinction entre les deux derniers termes, relativement tardive dans l’histoire des idées (ce sont les théoriciens des Lumières écossaises — Hume, Smith, Ferguson — qui ont thématisé pour elle-même la société civile comme sphère de relations non étatiques au XVIII siècle), ne saurait être méconnue aujourd’hui.

La place et le rôle de l’individu dans la société

Un certain nombre de sujets porteront sur le rapport entre le tout, la société, et ses parties, les individus. À la position holiste (le tout est plus que la somme de ses parties) s’oppose la position individualiste ou atomiste (le tout n’est rien de plus que la somme de ses parties et se rapproche du tas). On peut exprimer ce problème de multiples façons. Qu’est-ce qui est premier : l’individu ou la société? Il ne s’agit pas bien sûr de s’interroger sur une primauté réelle, chronologique, mais sur une primauté logique, conceptuelle. Et cette primauté, qui recoupe en partie l’opposition naturalisme / contractualisme, débouche immédiatement sur la question des valeurs : est-ce que l’individu, et son bonheur par exemple, sont le but de la société ou est-ce l’inverse, l’individu se devant alors d’être au service de cette société qui vaut plus que lui? Cette opposition s’applique à des questions très concrètes, comme l’organisation de la sphère des échanges. L’individu en est-il le moteur, la façonnant à son gré ou, au contraire, le produit en subissant ses lois? On aborde ici l’actualité brûlante, comme les problèmes du libéralisme économique.

Questions de gouvernement et de souveraineté

Les questions portant sur l’individu débouchent ainsi naturellement sur celles portant sur le gouvernement de la société par l’tat. Pour y répondre, il faudra vous demander quel doit être le fondement du pouvoir politique pour qu’il gouverne d’une manière souhaitable la société civile et que l’on puisse qualifier de juste la société politique ainsi formée. La philosophie politique, engageant des questions morales et juridiques, vous fournira des critères de légitimité (respect du droit naturel, efficacité, compétence des gouvernants, etc.) pour interroger des problèmes de société actuels comme l’inégalité de la répartition des richesses.

Traiter ce type de sujet vous obligera à porter des jugements de valeur. C’est toujours une mauvaise tactique, quand on vous demande de le faire, d’essayer une position « molle» en vous disant que cela vous garantit l’indulgence du correcteur: cela risque surtout de faire une copie confuse, passe- partout, qui rate la radicalité du problème. Vous avez donc intérêt, sur ces questions politiques, à vous forger avant l’épreuve vos propres solutions. Aucune ou presque n’est interdite : mais bien évidemment, plus vous vous éloignez des réponses attendues, plus il faudra adopter un ton mesuré, être informé pour ne pas caricaturer l’adversaire et argumenter pour ne pas lui opposer une simple fin de non recevoir.

Les sujets sur la société sont susceptibles de porter sur l’ensemble des phénomènes humains pour autant que les hommes vivent toujours en compagnie les uns des autres. Ainsi un certain nombre d’énoncés vous demanderont-ils d’effectuer un gros plan sur un des constituants de la sphère sociale, qu’il s’agisse d’un ingrédient ou d’une relation. Si, en droit, la liste est infinie (l’art, la morale, la connaissance, les mythes, la politesse, etc.) et que les sujets portant sur ce champ exigent un minimum de connaissances spécifiques, il ne faut cependant pas céder à la panique.

Tout d’abord, utilisez les ressources de la culture commune : si un terme vous semble anecdotique, voyez ses emplois en français, les expressions toutes faites dont il fait partie et ses champs d’utilisation. Vous vous apercevrez alors qu’il renvoie à un élément majeur constitutif de la société.

Dès lors, vous aurez de quoi le raccrocher aux problématiques solides des axes précédents, qui vous permettront de donnez consistance au sujet, même si au départ la question semblait anecdotique.

Enfin, et c’est pourquoi le travail au cours de l’année est indispensable, il y a de grande chance que vous ayez rencontré cet élément sous une forme ou sous une autre lors de votre préparation : un sujet général vous demande toujours, en effet, de développer des arguments, et ces derniers s’appuient bien souvent sur un domaine particulier de la société qui illustre ou vérifie votre thèse générale. En vous entraînant régulièrement, vous éliminerez quasiment le risque de faire le grand saut dans l’inconnu.

Extrait de La société, ouvrage collectif, H&K, 2011