Sujet de dissertation: Attendez-vous du personnage principal d’un roman qu’il soit un héros ?

Le roman, à l’origine, fut « héroïque » ; de là, peut-être, le glissement de sens opéré par le mot « héros»: le héros d’un roman, comme d’une pièce de théâtre, puis d’un film, c’est le personnage principal, celui par qui existe l’intrigue, celui qui est au cœur du « nœud » que tranchera le dénouement. Le « héros » pour autant, est-il toujours « héroïque » ? La réponse est facile, a priori : c’est non. Chaque lecteur a dans la tête des personnages romanesques dont le comportement est bien peu héroïque, plutôt médiocre, banal, plus proche du nôtre aussi peut-être... Mais que préférons- nous vivre quand nous lisons un roman ? À quel personnage souhaitons-nous, le cas échéant, nous identifier ? Plus simplement, qu’est-ce qui nous pousse à ouvrir ces livres classés, parfois un peu vite, dans la catégorie « roman » ? Souvent, c’est vrai, nous y cherchons des personnages attachants — un personnage principal que nous suivrons dans un épisode, plus ou moins long, de sa vie imaginaire, réelle ou rêvée. Attendons-nous de lui qu’il soit un vrai « héros » ? C’est ce que nous verrons d’abord. Mais est-ce toujours notre seule attente ? Ne souhaitons-nous pas parfois des person­nages plus proches de nous, plus « humains » ? Le personnage, enfin, est-il notre seule préoccupation ? Pourquoi y aurait-il tou­jours un personnage d’ailleurs ?

I – Le personnage principal est d’abord «un héros»

Retrouver, dans ses lectures, un « héros » : n’est-ce pas là le rêve de l’enfant — et de tout lecteur potentiel resté un tant soit peu enfant ; vibrer à des aventures merveilleuses, s’identifier naïvement au personnage principal doté de toutes les qualités : mâle vertu, dévouement, sagesse parfois, esprit de décision, rare courage, et ce, sans la moindre distance critique. Tels furent peut-être, aux âges dits héroïques, les premiers lecteurs, ou auditeurs, de ce qui n’était pas encore nommément des romans. Si j’ouvre aujourd’hui l’Odyssée, c’est certes pour retrouver le parfum du passé, les épi- thètes homériques, toute une civilisation défunte, c’est aussi, pour l’enfant qu’on est resté, retrouver avec plaisir ce héros magnifique, Ulysse, archétype probable du « héros » romanesque, traversant, au péril de sa vie, maints épisodes étonnants : cyclope, sirènes, nau­frages, tentations charnelles, pour retrouver, au bout du voyage, la merveilleuse Pénélope. Tout lecteur de l’Odyssée « attend » cet héroïsme, les inventions d’Ulysse, ses ruses, son intelligence, sa curiosité ; à travers lui, il part à la conquête de mondes inconnus, et acquiert la connaissance. Héros exemplaire, point trop haut ni divin, il est notre frère, rêvé, presque parfait, notre idéal destin : après de hauts dangers encourus, le retour au pays natal, certes difficultueux, mais finalement heureux avec la femme qui attend, paix et bonheur reconquis. C’est encore et toujours cette sorte de plaisir que j’attends en ouvrant les vieux romans français, comme l’Islandais parcourant les antiques sagas... Redécouvrir les vertus perdues de l’héroïsme, les moments d’un passé révolu : ainsi Roland, défendant seul contre tous, à Roncevaux, la chrétienté un moment menacée par la traîtrise de quelques-uns. Ici, — limite imprécise entre roman et épopée — tout est « plus grand que nature ». Des géants s’affrontent : le coup d’épée de Roland coupe en deux Sarrazin, cheval, rocher voisin... Qui niera le plaisir, ici encore, du lecteur devant l’exploit d’un seul ?

Plus subtils sont les plaisirs du lecteur d’aujourd’hui à lire les vieux « romans » — ceux-là en sont vraiment — du premier vrai romancier français : Chrétien de Troyes. Qu’attendre d’autre du personnage central que son statut et son parcours de héros ? Dans le Chevalier à la charrette, Lancelot est le héros tant attendu. Courageux, noble, généreux, amoureux, il fait tout pour la femme aimée (il commet aussi l’adultère ! — autre forme d’héroïsme...) ; il va même au bout de la honte en montant, par amour, sur la charrette d’infamie (celle du titre) réservée aux criminels qu’on exhibe aux populations. Pour retrouver aussi la femme qu’il aime, Yvain, le Chevalier au lion, se met au service des autres, des faibles, des veuves, de toutes celles ou de ceux qui ont besoin de protecteurs. Il libère même des femmes esclaves dans une drôle de demeure enchantée par le Diable, annonciatrice de  certaines usines du XIXe siècle.... Quel bonheur de regarder ces héros, voire de s’y identifier; certes, ils ont des «faiblesses», mais qui nous les rendent plus proches : il n’y a pas de héros vraiment parfait (si Lancelot n’aimait pas la femme de son roi, nous intéresserait-il d’ailleurs ?) — mais des personnages qui nous aident à sortir de notre grisaille, tels, plus modernes, D’Artagnan des Trois mousquetaires — ou, un cran — littéraire — en-dessous, les héros de Zévaco — Pardaillan — et de Féval — le Bossu (Lagardère)... dont le cinéma s’emparera tout naturellement.

Un peu perdus de vue aujourd’hui, ces héros ? Certes, le roman « sérieux » n’en est plus guère friand. En revanche, le roman de « gare » les utilise encore, ou certaines œuvres dites « policières » (détective infaillible, etc.) — ou ces ouvrages qui firent naguère fortune : ces livres dont vous êtes le héros, où, enfin le lecteur était censé devenir le personnage principal, héroïque tout naturellement ; mais cela concerne davantage le jeu vidéo que la littérature romanesque proprement dite...

Certaines œuvres enfin nous proposent encore des « héros », mais plus nuancés — ou des «héroïnes», plus rares (les romanciers seraient-ils misogynes ?) — telle la princesse de Clèves par exemple, dont l’héroïsme consiste — et il est authentique — à renoncer, après même son veuvage, à l’homme qu’elle aime (et qui l’aime), le duc de Nemours, parce qu’elle le sent obscurément responsable de la mort de son mari, ou, plus subtilement, qu’elle craint les faiblesses de l’amour humain. Le héros ici — comme chez Hugo par exemple, Jean Valjean ou Gwynplaine (L’homme qui rit) — connaît des faiblesses, des doutes, mais qu’il sait transcender. Le héros, c’est aussi celui, ou celle, qui peut se dépasser lui-même, devenir « autre » par un effort de volonté ; c’est souvent à ce genre de métamorphose (du démon à l’ange : les Misérables) que le romancier nous permet d’assister, nous ouvrant les portes de l’espérance. L’héroïsme en quelque sorte y devient plus concret — sauver une Cosette des griffes d’immondes Thénardier —, plus proche de nous. Le héros en nous, qui sommeille, peut se réveiller à ce contact : chacun d’entre nous ne peut-il, au moins dans un domaine, devenir un héros ? Nul par ailleurs, le père Goriot, chez Balzac, devient une sorte de héros de la Paternité. Personnage médiocre (profession : vermicellier), pour ses filles, il tord, geste surhumain, des couverts en vermeil pour les fondre en matière brute et monnayable...

Plus pernicieuses enfin, d’autres formes d’héroïsme nous attendent : ces héros du mal qui, pas seulement chez le marquis de Sade, parcourent la littérature romanesque; citons seulement, dans les Liaisons dangereuses, de Laclos — Valmont le «héros» (ici les guillemets s’imposent d’emblée) ou la Merteuil, l’«héroïne» — dont l’héroïsme consiste à pervertir l’innocence, à séduire, cor rompre, par pur plaisir, ou par jouissance de détruire, ou par pur amour du libertinage, ou pure volonté de puissance : deux héros blafards, emblèmes pathétiques d’une société qui se décompose, d’une classe sociale qu’un prochain séisme (la Révolution) va engloutir... Le héros n’est donc pas au service exclusif du Bien ; au lieu de défendre les orphelines, il peut les violer brutalement ; il peut tuer, tromper ; il peut être, — autre face de nous-mêmes ? — Satan... il n’en demeure pas moins exceptionnel, hors norme, au-dessus de nous, malgré les traits — tristement ou noblement humains — qui les animent aussi. Certains romans, et nous les attendons aussi, nous proposent des gens plus simples.

II- Des personnages peu héroïques

La littérature romanesque est en effet parsemée de personnages dont le comportement est souvent peu «héroïque». Dira- t-on par exemple du chevalier Des Grieux qu’il est un « héros » au sens premier du terme, lui qui ne sait résister aux attraits pervers de la très amorale, mais délicieuse il est vrai, Manon Lescaut ? Est- il héroïque celui qui tue, vole, triche, pour sauver la femme de sa vie ? Le vrai héros du roman de l’abbé Prévost serait plutôt Tiberge, l’ami fidèle qui l’encourage à renoncer aux biens de ce monde. Mais Tiberge est sinistre, et tout lecteur, même raisonnable, a tôt fait de comprendre que Manon vaut bien tout ce que fait, pour elle, son beau chevalier...

Encore ici peut-on parler d’exploit — si on peut appeler ainsi, par exemple, faire évader sa belle d’une prison en tuant un gardien. Des Grieux est de toute façon « au-dessus » du lecteur moyen ; il nous domine, pas seulement socialement, mais en « héroïsme » de la perdition ; qui oserait accompagner sa Manon dans le terrible convoi de déportation de prostituées en Louisiane ? Plus proches, plus « égaux », sont les personnages de certains grands romans du XIXe siècle ; ils nous attirent néanmoins par un certain prestige : Julien Sorel n’est pas un « héros » — nul héroïsme dans la tentative d’assassiner une femme — ni Fabrice del Dongo à Waterloo (d’ailleurs Stendhal l’écrit, jouant avec humour sur les deux sens du mot : « notre héros était fort peu héros en ce moment »... manière de montrer que le personnage de roman peut être, pour le romancier, autre chose qu’un « héros ») — cela ne nous empêche nullement (au contraire ?) de nous attacher à eux et de les retrouver  avec plaisir, à chaque relecture. Projection, certes modifiée, voire embellie ou idéalisée, de leur créateur, le romancier, ils sont aussi, par-là même, la nôtre, des frères de papier plus proches de nous souvent que les frères «de sang»... Encore ceux-ci peuvent-ils toujours nous faire rêver, car ils vivent autre chose — Waterloo ou guillotine ! — que nous, modestes lecteurs...

Mais d’autres romanciers propulsent comme personnage principal des gens tout ordinaires : modestes employés de bureau (Maupassant), petits commerçants étriqués et mesquins, sans rien d’héroïque (ou, s’ils le sont, c’est involontaire : tels ces médiocres personnages de Maupassant toujours, pris à tort pour des espions par l’occupant allemand et fusillés en «héros» malgré eux...) — tels sont, par exemple, les personnages principaux d’Une vie de Maupassant — Jeanne, archétype de la femme du XIXe siècle, mal éduquée par ses parents, bafouée par son mari, déçue par un fils trop aimé, préférant se réfugier dans le passé que d’affronter un présent trop pénible — ou de Bouvard et Pécuchet de Flaubert, où là, toute velléité d’héroïsme disparaît, personnages à peine mis en relief par le romancier qui au contraire accentue, si l’on peut dire, leur grisaille et leur inépuisable médiocrité. Mais le roman qui représente le mieux le livre sans « héros » (ou héroïne) est bien entendu Madame Bovary, puisqu’en outre, ici, le romancier y ironise sur les autres romans et les personnages, eux, héroïques, de ces-dits romans que la chère Bovary dévora quand elle s’appelait Rouault, au couvent. Et Flaubert de nous dire, avec sarcasme, que tout lecteur — vous ou moi, précise-t-il — qui se complaît à chercher ce genre de littérature et à attendre du personnage principal qu’il soit un héros, est, sinon un parfait crétin, du moins un malheureux humain condamné à mener plus tard une existence médiocre, car, hélas, la vie n’est pas un roman. Erreur fatale de la pauvre Emma qui croit Rodolphe un « héros » de roman alors qu’il n’est qu’un petit séducteur de province, bellâtre et lâche, qui ne veut certes pas d’enlèvement au clair de lune ni de fuite exotique dans un «ailleurs voluptueux»... Et cette gourde de Bovary, est-ce qu’elle ne nous séduit pas autant que ces improbables et caracolants héros de certains romans héroïques ? Elle vit de sa vie propre et nous hante toujours : le lecteur de roman, s’il n’est pas Emma, cherche en la littérature, et le roman, autre chose qu’une évasion facile, ou le rêve. Il cherche, par exemple, à se retrouver soi- même, à se mieux connaître, à se comprendre, voire se juger, dans le bain décapant d’une cruelle ironie qui nous met tous à nu —auteur, lecteur, personnage. Sans compter qu’au-delà du plaisir un peu simple — naïf ? — à se retrouver dans un personnage, existent bien d’autres motivations à la lecture d’un (bon) roman. Cherchons-nous toujours un personnage ? Ne serait-ce pas parfois, un lieu une époque, un thème, ou plus fréquent encore, quoiqu’inconscient souvent chez le lecteur débutant, la magie d’un beau style, celui-là même de Flaubert, par exemple : le style, n’est- il pas parfois le « personnage principal d’un roman » ? Le style est parfois le héros... souvent d’ailleurs quand il n’y a plus de héros, ou que les héros sont fatigués, ou qu’ils sont si nombreux qu’ils s’éparpillent...

III- Déplacement de la notion d’héroïsme

En effet, certains romans, que nous lisons aussi avec plaisir, n’ont pas UN personnage principal, mais plusieurs. D’ailleurs il peut s’agit ici d’héroïsme collectif, comme dans l’Espoir, par exemple, où, en 1937, Malraux nous montre le comportement héroïque d’une multitude de personnages à l’un quelconque duquel le lecteur est bien incapable de s’identifier... C’est ici la « masse » qui est héroïque, résistants espagnols au fascisme, étrangers combattants volontaires des brigades internationales. C’est sur la solidarité de tout un peuple que le romancier — documentariste—          met ici l’accent : personnage-peuple, comme dans certaines œuvres historiques de Michelet, si l’on veut, un peu, s’éloigner du roman proprement dit.

Mais dans des ouvrages a priori plus classiques, comme la Comédie Humaine de Balzac, peut-on, même pour chaque roman pris isolément, parler d’UN personnage ? Qui est, du père Goriot, de Rastignac, de Vautrin, le personnage principal de l’œuvre ? Le personnage principal, ici, n’est-ce pas plutôt la société française que décrit le romancier, ou mieux encore, le romancier Balzac lui- même, Prométhée voleur de feu, tentant de donner un sens à l’Histoire et à ses histoires, personnage titanesque de sa propre œuvre, toujours présent, à chaque ligne, à chaque mot, jugeant ses personnages, les menant à sa guise, par-delà ses doutes et ses interrogations ? N’est-ce pas le «héros» Balzac que j’espère, que j’attends chaque fois que j’ouvre un volume de cette Comédie ? — le héros aux cent romans, aux forces de travail herculéennes, l’homme passionné par la vie, le monde, la littérature ?

Souvent donc, le « héros », c’est l’auteur (et qui plus est dans les autobiographies, romancées, déguisées, faussées ou non : qui prétendra retrouver dans À la recherche du temps perdu quelque autre personnage que Proust lui-même habillé en narrateur-qui-dit-je- mais-qui-n’-est-pas-vraiment-Marcel..) — et tout romancier, à sa manière, n’est-il pas « héros », puisqu’il crée ?

D’ailleurs, de plus en plus, dans le roman contemporain, le personnage s’efface peu à peu, s’amenuise, se perd ; plus incertaines deviennent les lignes de démarcation entre romancier et personnage. Les deux se fondent dans un flou où autobiographie imaginaire et réelle se mêlent, où le romancier devient personnage (.Livret de famille, de Patrick Modiano) en quête de sa propre identité. Non seulement, en effet, le personnage cesse d’être héros, il cesse même d’être, il perd son nom (A... chez Robbe-Grillet, O chez Claude Simon, Monsieur X chez Le Clézio) — il n’a plus ni visage, ni physique, ni contour net, devenant ombre entre les ombres, simples traces noires d’une machine à écrire sur une feuille blanche, sans plus de présence ni d’épaisseur ; tels les « héros » dérisoires et improbables du romancier Samuel Beckett (Molloy ou, mieux encore, celui justement intitulé l’Innommable) ou d’autres (Nouveau Roman essentiellement), où ni plus ni moins importants que les objets, le décor qui les environne, ils n’existent que le temps du déroulement du récit écrit.

Ainsi donc, je peux attendre, lecteur naïf et enthousiaste, du personnage romanesque qu’il soit le héros de mes rêves, qu’il véhicule mon idéal de vie, qu’il incarne mes désirs, dans le Bien ou le Mal, les plus secrets et refoulés, les plus bas ou les plus nobles. Mais je peux attendre bien autre chose, qu’il soit plus proche du monde qui m’entoure, plus fraternel en quelque sorte ; tels sont les anti-héros de certains romans, personnages médiocres choisis dans un échantillonnage banal d’humanité. Je puis même attendre que le personnage se démultiplie, devienne héros collectif, ou, à l’opposé, disparaisse progressivement. Plus d’héroïsme ici, hormis celui de l’écrivain en quête de nouveaux horizons, cherchant de nouvelles routes : le roman, en effet, c’est là sa force, et la probable cause de sa pérennité, est un genre libre, sans règle fixe. Le roman n’a jamais été codifié, — il fut seulement illustré par de grands ancêtres — Stendhal, Balzac et quelques autres — sans que jamais fut instituée une norme. D’où les nouvelles voies dans lesquelles, influencé par d’autres arts — cinéma, théâtre, télévision, ou d’autres moyens d’expression — journalisme, etc. — le roman peut s’engager aujourd’hui, sans cesser d’être vraiment roman. Reste au lecteur, avide de nouveauté et curieux, à s’y retrouver dans une littérature inhabituelle pour lui où font défaut des points de repère — intrigue, personnage, etc. — auquel il avait coutume de se référer. S’il résiste, pour longtemps encore, le roman sera le héros principal de la littérature authentique...

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