I- Texte: Théophile Gautier témoin de la bataille d’Hernani

Théophile Gautier, Victor Hugo, "on casse les vers et on les jette par la fenêtre" texte publié en 1902. 

Théophile Gautier,Un des défenseurs de Victor Hugo, le jour de la première d'Hernani, décrit l’histoire de cette représentation historique.

Partisan actif des jeunes Romantiques, Théophile Gautier, « l’homme au gilet rouge », se jeta dans la bataille d’Hernani. Il la raconte dans un ouvrage publié bien après sa mort et consacré à son ami Victor Hugo.

« Cependant, le lustre descendait lentement du plafond avec sa triple couronne de gaz et son scintillement prismatique ; la rampe montait, traçant entre le monde idéal et le monde réel sa démarcation lumineuse. Les candélabres s’allumaient aux avant-scènes, et la salle s’emplissait peu à peu. Les portes des loges s’ouvraient et se fermaient avec fracas. Sur le rebord de velours, posant leurs bouquets et leurs lorgnettes, les femmes s’installaient comme pour une longue séance, donnant du jeu aux épaulettes de leur corsage décolleté, s’asseyant bien au milieu de leurs jupes. Quoi qu’on ait reproché à notre école l’amour du laid, nous devons avouer que les belles, jeunes et jolies femmes furent chaudement applaudies de cette jeunesse ardente, ce qui fut trouvé de la dernière inconvenance et du dernier mauvais goût par les vieilles et les laides. Les applaudies se cachèrent derrière leurs bouquets avec un sourire qui pardonnait. 

L’orchestre et le balcon étaient pavés de crânes académiques et classiques. Une rumeur d’orage grondait sourdement dans la salle ; il était temps que la toile se levât ; on en serait peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l’animosité était grande de part et d’autre. Enfin les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et l’on vit, dans une chambre à coucher du seizième siècle, éclairée par une petite lampe, doña Josepha Duarte, vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, à la mode d’Isabelle la Catholique, écoutant les coups que doit frapper à la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :

Serait-ce déjà lui ? C’est bien à l’escalier

Dérobé.

La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l’autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession, allant donner une pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en duel.

- Eh oui ! dès le premier mot l’orgie en est déjà là ? On casse les vers et on les jette par les fenêtres ! dit un classique admirateur de Voltaire avec le sourire indulgent de la sagesse pour la folie. 

Il était tolérant d’ailleurs, et ne se fût pas opposé à de prudentes innovations, pourvu que la langue fût respectée, mais de telles négligences au début d’un ouvrage devaient être condamnées chez un poète, quels que fussent ses principes, libéral ou royaliste.

- Mais ce n’est pas une négligence, c’est une beauté, répliquait un romantique de l’atelier de Devéria, fauve comme un cuir de Cordoue et coiffé d’épais cheveux rouges comme ceux d’un Giorgone.

… C’est bien à l’escalier

Dérobé.

Ne voyez-vous pas que ce mot dérobé rejeté, et comme suspendu en dehors du vers, peint admirablement l’escalier d’amour et de mystère qui enfonce sa spirale dans la muraille du manoir ! Quelle merveilleuse science architectonique ! quel sentiment de l’art du XIVème siècle ! quelle intelligence profonde de toute civilisation ! 

L’ingénieux élève de Devéria voyait sans doute trop de choses dans ce rejet, car ses commentaires, développés outre mesure, lui attirèrent des chut et des à la porte, dont l’énergie croissante l’obligea bientôt au silence. »

 

 

II- Analyse et explication du texte :

Objectifs :

Caractéristiques du texte informatif et argumen­tatif - un témoignage sur la première d’Hernani - la tonalité d’un texte.

1. Les références renvoyant à la scène d’exposition d'Hernani

La lecture du texte de Théophile Gautier fait apparaître des rapprochements entre la scène 1 d’Hernani et les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la première représentation de ce drame. On peut récapituler ici les références que propose l’extrait.

Une scène d’exposition : le fait qu’il s'agit d’un début de représentation est souligné par tout un ensemble de manifestations et d'indices, comme la descente du lustre (l. 1), la montée de la rampe (l. 2), la manière dont la salle se remplit (l. 4), l’ins­tallation des spectateurs et des spectatrices, avec une insistance sur ces dernières (les tenues, les décol­letés, les réactions des hommes), les trois coups (l. 17), le lever de rideau (l. 18).

La scène d’exposition d'Hernani : une fois pré­sentées les circonstances et diverses manifestations qui accompagnent n’importe quelle pièce de théâtre, le narrateur en vient à des éléments spécifiques à Her­nani et qui renvoient directement à la pièce, soit aux didascalies, soit au texte lui-même. L'expression chambre à coucher (l. 19) figure telle quelle dans la première didascalie de la scène, de la même façon que se trouve indiquée la présence d’une lampe (l. 19). Le nom de la duègne (l. 20) est donné, de même que la manière dont elle est habillée, et les termes qui décrivent sa tenue sont exactement les mêmes que ceux qui figurent dans la didascalie.

Viennent ensuite le premier vers et le début du second, en italique. Une partie de ces vers se trouve reprise un peu plus loin dans le texte (7. 39, 40), accompagnée de commentaires et d'éléments d'ana­lyse portant sur le caractère inattendu et provocateur de ce début, et en particulier du choix du participe Dérobé.

On observe que le texte de Gautier fait référence, i avec beaucoup de précision, à la pièce, par divers g moyens, soit en reprenant des détails qui lui appartiennent, soit en reprenant des éléments du texte lui-même, et ne se contente pas de les citer. Ces j différentes remarques sont accompagnées de points de vue soulignant les réactions des uns et des autres, et mettant en relief les thèmes de la querelle déclenchée par Hernani entre les Romantiques et les Classiques.

2. La bataille d'Hernani ou l’opposition Classiques/Romantiques

L’idée d'une séance tumultueuse et conflictuelle est mise en relief dès la présentation de l’atmosphère qui règne dans le théâtre. Il est en effet question de querelle (l. 25), et, un peu avant, le narrateur évoque le risque de combat et utilise le terme animosité (l. 17). Les enjeux semblent donc importants et l'opposition très vive. Elle porte sur le vocabulaire et sur la versification. On le voit à l’emploi des termes mot, rejeté, vers, enjambement, on casse les vers, langue, concentrés dans les lignes 23-48, repris et asso­ciés à des jugements de tonalité différente. Le pro­blème envisagé est essentiellement celui d’un enjam­bement inattendu, parce qu’il porte sur deux termes considérés comme inadaptés au théâtre tragique. Ces deux termes sont escalier et Dérobé.

■ Le jugement des Classiques : il est négatif et considère que la rupture de l’alexandrin, percep­tible dans la présentation graphique du dialogue (voir p. 278), est inacceptable : l’expression on casse les vers et on les jette par les fenêtres (l. 30) souligne, par son jeu de mots, le caractère irrespectueux d’une telle façon de faire. L’argument avancé est normatif : il évoque implicitement les règles de la langue et de la versification classiques, en parlant de négligence et d'incompatibilité entre une telle utilisation de la langue et l’écriture poétique au théâtre. Les lignes 25- 28 insistent sur l’aspect irrévérencieux, provocateur, insolent du rejet du mot Dérobé, terme trivial qui pour­rait figurer dans la comédie, mais pas dans le contexte du drame.

■ Le point de vue des Romantiques : exprimé de manière très élogieuse, le point de vue romantique célèbre, au contraire, la liberté impertinente qui ne respecte plus les contraintes du vers classique.

Le premier argument, implicite, est celui de la liberté de choix du niveau de langue. Il est illustré par l’expression escalier Dérobé. Le second argument est celui du refus de respecter à la lettre la versifica­tion classique et la régularité de l’alexandrin : les ruptures que Victor Hugo lui fait subir sont à l’image d’un dialogue libre et spontané, interrompu par des éléments extérieurs (ici, des coups frappés à la porte). Ce qui est sous-entendu est le respect de la vie et de son caractère inattendu, le refus des carcans et des normes, qui briment les élans de la sincérité, et le mou­vement toujours imprévu des comportements et des sentiments humains. On note enfin un troisième argument, exprimé de manière très lyrique, par un jeune peintre proche de Derévia : il s’agit de la force de représentation, d’inspiration et de création des mots, de leur pouvoir de suggestion, de leur valeur symbolique. Les lignes 41-45 expliquent, sous forme de commentaire littéraire, pourquoi les mots escalier Dérobé ont une force particulière qui justifie leur emploi et leur place en rejet, au début du vers. L’uti­lisation d’expressions exclamatives souligne l’admi­ration passionnée du peintre pour les vers de Victor Hugo et pour le choix de deux termes qui lui sem­blent dépasser tout problème de versification, pour atteindre à une sorte de symbiose de plusieurs arts. Force des mots, adaptation des termes et de leur place à la force créatrice de l’imagination, pouvoir d’anticipation des images, telles sont les qualités que le peintre reconnaît au fameux rejet si décrié par les Classiques.

Les points de vue qui s’opposent appartiennent à des locuteurs différents dont les propos sont repris au style direct, ce qui permet d’en définir les tonalités. Le point de vue des Classiques est donné par un Classique présenté comme « voltairien » et relativement indulgent, ouvert à l’innovation. C’est l sans doute la raison pour laquelle le jugement reste modéré et présenté sous une forme fantaisiste, par : un jeu de mots. Le point de vue romantique est exprimé à travers le jugement enthousiaste et passionné d’un jeune artiste, excessif et peu nuancé. Fantaisie, d’un côté, hyperboles, de l’autre, l'atmosphère générale de la salle montre cependant que le jugement classique était certainement beaucoup plus violent chez d’autres spectateurs.

3. Le ton du récit de Théophile Gautier

Rapportant la première représentation d'Hernani, l’extrait a d’abord un caractère informatif pour les lec­teurs de 1830. Il va cependant au-delà de l’informa­tion, en laissant passer le point de vue de celui qui écrit. Par ailleurs, on peut observer que, pour un lec­teur du XXe siècle, il présente un caractère informa­tif différent, ne serait-ce que parce qu’il montre un contexte théâtral qui a disparu.

 Un texte informatif pour les lecteurs de l’époque : l’information porte sur une représenta­tion théâtrale précise et en indique le public, ainsi que ses réactions. On trouve tout ce qui s’est déroulé ce jour-là et qui était là, de jeunes gens, de jolies femmes, des vieilles et des laides, ainsi que des crânes académiques et classiques (l. 14). Le public semble ainsi se répartir entre jeunes romantiques et vieux clas­siques. Ce qui est également mis en relief est l’atmo­sphère très belliqueuse de la représentation : rumeur d’orage, grondait (l. 15), on en serait peut-être venu aux mains (l. 16), animosité  (l. 17), querelle (l. 25). L’information est enfin que les jugements des deux locuteurs, dont Gautier, rapportent des paroles.

■ Des informations pour le lecteur du XXe siècle : pour le lecteur de notre époque, les informations sont plus historiques et non plus d’actualité. Elles nous ren­seignent à la fois sur une représentation de l’époque, et sur celle, très particulière, à'Hernani. Les infor­mations portent sur les préparatifs d'une représen­tation théâtrale, sur le caractère houleux et bruyant du public, puis sur les réactions particulières de ce public à la manière dont Hugo a fait s’exprimer ses personnages, dès la scène d’exposition. Le témoignage historique remplace le récit d'actualité.

■ Un ton qui traduit des prises de position : l’objectif de Théophile Gautier n’est certainement pas de rapporter des faits, de manière neutre. Partisan lui- même des Romantiques, et ayant activement parti­cipé à la bataille, il ne voit pas les choses de manière objective et son récit s’en ressent. On peut sentir une certaine ironie dans la reprise des termes mêmes des didascalies, puis dans la citation du premier vers, celui qui déchaîna la bataille. La manière dont il pré­sente lui-même les caractéristiques du vers Çl. 25-28), sous une forme fantaisiste, en le personnifiant, montre de quel côté il se situe, en tant qu’écrivain, son admi­ration pour Hugo, sa fierté d’appartenir au clan des provocateurs. La manière dont il reprend le juge­ment emphatique du jeune peintre va dans le même sens : le narrateur prend fait et cause pour les Roman­tiques, rapportant les faits avec une apparence de dis­tance, tout en laissant comprendre qu’il est du côté des provocateurs et des partisans de l’innovation.

 

 

Conclusion-bilan de l'explication

L’intérêt du texte vient de ce qu’il est le témoignage d’un « combattant », pris sur le vif, et que l’on peut rapprocher du texte de la pièce. Comme un compte rendu journalistique, il rapporte des faits, mais montre aussi l’enthousiasme de celui qui parle et sa capacité d’ironiser sur des situations, sans perdre son esprit critique. Il permet de comprendre, par le biais du témoignage, l’importance d’une liberté nouvelle en littérature et celle d’une révolution théâtrale qui n’a guère eu d'équivalent par la suite. 


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