Présentation de la pièce:

BÉRÉNICE. Tragédie en cinq actes et en vers de Jean Racine (1639-1699), créée à Paris au théâtre de l’hôtel de Bourgogne le 21 novembre 1670, et publiée à Paris chez Claude Barbin en 1671.

Sixième pièce de Racine, Bérénice tient une place à part dans son œuvre par ses choix esthétiques audacieux (une tragédie sans mort) auxquels Corneille s’opposa en faisant jouer, une semaine après la création, son Tite et Bérénice. Cette rivalité aurait été provoquée par Henriette d’Angleterre qui aurait proposé le sujet aux deux auteurs; mais on considère également parfois qu’il évoque (onze ans après!) le renoncement de Louis XIV à Marie Mancini. Quant aux sources littéraires, on peut mentionner les Femmes illustres de Scudéry, l’Aricidie ou le Mariage de Tite de Le Vert et nombre d’auteurs qui ont traité le sujet sur le mode romanesque (Du Ryer, Th. Corneille, Magnon) et dont il est difficile de dire si Racine s’en inspire tant il épure le sujet. Faut-il voir dans cette simplicité les raisons du succès de Bérénice, encore vif aujourd’hui comme en témoigna notamment la mise en scène de Roger Planchon (Villeurbanne, 1966) qui contestait l’interprétation de la pièce comme pure élégie? Car cet amour paradoxalement malheureux (deux êtres s’aiment mais se quittent) est aussi une tragédie politique à part entière.

Résumé de Bérénice :

À Rome, le deuil qui a suivi la mort de Vespasien s’achève. Pour Antiochus, roi de Commagène et ami du nouvel empereur Titus, il est temps de prendre une décision: puisque le bruit court que Titus va épouser la reine de Palestine, Bérénice, il partira après avoir déclaré à celle-ci un amour qu’il taisait depuis cinq ans. Elle prend de haut cette déclaration et le laisse partir. Devant sa confidente, Phénice, qui lui reproche de ne l’avoir pas «retenu» pour le cas où le Sénat s’opposerait à son mariage avec Titus, elle laisse éclater sa passion pour le nouveau maître de Rome (Acte I).

De lui-même Titus vient de décider qu’Antiochus raccompagnera Bérénice en Orient; mais, ne sachant comment annoncer la nouvelle à la reine, il la reçoit avec froideur. Bérénice, troublée par ce comportement, se rassure en pensant que ses hésitations traduisent peut-être une jalousie à l’égard d’Antiochus (Acte II).

L’empereur ordonne à ce dernier d’informer Bérénice de sa décision. Antiochus craint de provoquer ainsi sa haine, mais s’acquitte de sa mission. Bérénice y voit une injure, le congédie et sort désemparée. Antiochus veut quitter Rome au plus vite pour éviter la «cruelle», dont il tient d’abord à s’assurer de la vie (Acte III). Car Bérénice, à qui Titus a enfin le courage de parler en personne, menace de se tuer. Antiochus intervient pour que Titus l’en dissuade. Mais Rome réclame l’empereur (Acte IV).

Bérénice, offensée de ce que Titus l’ait négligée pour l’État, veut partir. Antiochus renaît à l’espoir. Cependant, Titus, toujours amoureux de la reine, menace de se suicider si Bérénice refuse de consentir à leur séparation. Antiochus assiste à leur dernière entrevue, avoue à Titus qu’il était son rival et réaffirme son désir de partir. Cet assaut de générosité aide la reine à accepter la séparation: elle retournera seule en Palestine et tous trois offriront à l’univers l’exemple de leur vertu (Acte V). 

Analyse de la tragédie de Racine

La Préface de 1671 énonce sans aucun doute à la fois les clés de la pièce et les grandes idées qui dominent le théâtre racinien. Si la célèbre formule «ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie» (Préface) s’applique à la lettre à Bérénice, elle indique surtout un déplacement dans l’expression du tragique, qui s’incarne ici en une cérémonie dont la dignité narrative, quelle que soit la violence des passions engagées, répond à la dignité intérieure des personnages, celle-ci devant les pousser à un dépassement d’eux-mêmes — parfois dans l’horreur — qui les rendra héroïques. Certes, la Préface laisse aussi filtrer des intentions polémiques. L’apologie du vraisemblable, qui trouve son fondement dans la simplicité, l’idée que «toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien», sont autant de flèches lancées contre Corneille : son Tite et Bérénice offrait une intrigue beaucoup plus compliquée et le schéma en quadrille empêchait par les nombreux rebondissements le développement de cette «tristesse majestueuse» montrée par Racine. La pièce de Corneille fut pourtant un demi-succès et montra que le goût du public allait encore vers les tragédies implexes. Mais ce fut Bérénice qui remporta la victoire sans que les «doctes» pussent entamer la faveur du public. Cependant, ce qui fit son succès au XVIIe siècle provoqua sa chute jusqu’au XIXe : si peu de personnages pour une action si simple qu’elle est parfois jugée inexistante ne pouvait séduire les partisans du drame. Pour Th. Gautier, «Bérénice n’est pas une tragédie... C’est une élégie dramatique qui renferme des morceaux pleins d’une grâce un peu molle et d’une sensibilité un peu larmoyante».

Or mettre l’accent sur la faiblesse des personnages, sur leur «sensibilité larmoyante», c’est négliger la structure même de la pièce : il ne s’agit pas ici de savoir quelle décision va prendre Titus, puisqu’à son entrée sur scène il a déjà choisi de renoncer à Bérénice (II, 1). De même, il ne s’agit pas pour Antiochus de convaincre la reine de s’attacher à lui : s’il se déclare, c’est qu’il part (I, 3). Enfin, au début de la pièce, Bérénice a la certitude d’être aimée et bientôt consacrée impératrice. Ainsi rien ne prédispose aux larmes dans ce début et aucun des personnages n’est présenté comme un être faible en proie à l’irrésolution. Ils sont au contraire dotés des qualités propres à leur rang: Titus est amoureux, mais sa décision témoigne de la conscience qu’il a de son rôle d’empereur romain;  Antiochus figure d’emblée le héros romanesque qui consent à se sacrifier et Bérénice lui répond en reine: l’amitié dont elle se réclame n’efface pas la cruauté de sa réplique et l’on est bien loin des pleurs et de l’élégie; son enthousiasme exalte en Titus le maître du monde et non l’individu «loin des grandeurs dont il est revêtu» (I, 4). À s’en tenir à la situation proposée par l’exposition, les personnages évoluent dans un monde aussi peu propice à l’élégie larmoyante qu’au développement d’une action tragique. Pourtant la tragédie a lieu. C’est que cette situation initiale où chacun paraît maître de son sort est modifiée par la nécessité où se trouve chacun de parler ou d’entendre parler l’autre. Chaque prise de parole est un aveu dont l’enjeu retentit dans l’être tout entier. On s’interroge sur soi: «Hé bien! Antiochus, es-tu toujours le même?» (I, 1); on préfère s’ignorer: «Hé bien, Seigneur? Mais quoi! sans me répondre / Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre» (II, 4). Le dialogue confie parfois au silence la préservation, la fallacieuse prolongation du bonheur, et tourne court (ibid.). La parole en effet détruit le monde idéal qu’habitaient ces personnages. À leurs dires s’ajoute la voix du peuple de Rome, facteur déterminant, non dans la décision prise par Titus, mais dans le déclenchement de sa prise de parole qui va tout bouleverser. La deuxième scène de l’acte II s’ouvre sur une question: «De la reine et de moi que dit la voix publique?» et s’achève sur une cruelle constatation: «Quelle nouvelle, ô ciel! Je lui vais annoncer !» C’est l’aveu de Titus qui provoque, chez Bérénice, le passage de l’espoir à la résignation. L’acte I est centré sur l’aveu d’Antiochus, premier coup porté au monde idéal des personnages : l’amitié apparente n’était que mensonge. L’acte II fait reculer l’aveu de Titus, mais son embarras provoque l’inquiétude chez Bérénice et, second coup porté à l’idéal, fait de la jalousie un rempart à un amour jusque-là sans tache (II, 5). À l’acte III, Bérénice apprend la décison de Titus, mais la parole de celui-ci est transmise par Antiochus: Titus a manqué de courage, Antiochus se demande s’il ne pourrait pas tirer parti de la situation et retarde son départ, Bérénice ne fait preuve d’aucune grandeur dans l’adversité. La dégradation de l’idéal s’accentue à l’acte IV avec l’aveu personnel de l’empereur : Bérénice songe au suicide. Le Sénat réclame Titus et prend concrètement le pas sur la reine (IV, 8). Antiochus s’accuse de lâcheté (IV, 9). L’acte V consomme cette évolution : l’amour n’a plus voix au chapitre, l’amitié même semblerait mise à mal (V, 7) par un ultime aveu d’Antiochus à Titus. L’ensemble s’achève sur un «Hélas!», terme qui parcourt la pièce comme un leitmotiv et qui souligne la résignation finale d’une touche de tristesse et de regret, qu’on peut lire comme le signe même d’une impuissance face à cette dégradation de l’idéal : Titus aimait Bérénice qui le lui rendait, Antiochus se taisait. Tant que Vespasien vivait, tout semblait s’offrir à la construction de ce monde romanesque. L’accession de Titus au pouvoir précipite la destruction de cet univers, et la prise de conscience douloureuse de la réalité. Aussi peut-on renverser l’interprétation globale de la pièce dans le sens positif : la prise de parole aide les personnages à se dépasser eux-mêmes pour s’accorder avec le principe de réalité que figure le pouvoir. Du même coup, ils quittent le monde romanesque et accèdent à l’Histoire, autre forme de la parole, cette fois investie d’une mission morale:

[...] Servons tous trois d’exemple à l’univers

De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse

Dont il puisse garder l’histoire douloureuse. (V, 7)

 

 

Il est incontestable que se construit ici, comme déjà dans Alexandre, l’image d’un souverain conscient de ses devoirs, respectueux des lois et des traditions de son pays, sachant vaincre ses passions et ne succombant pas aux tentations du tyran. Cette image est conforme à la conception du souverain la plus largement répandue à l’époque et dont la littérature sous toutes ses formes offre de nombreux exemples, comme le Télémaque de Fénelon.

Le caractère élégiaque de la pièce n’est pas négligeable pour autant. Le système des aveux — d’ailleurs favorisé par l’espace scénique, ce fameux «cabinet qui est entre l’appartement de Titus et celui de Bérénice» où la fuite semble devenue le comportement presque normal des personnages —, correspond aux différentes étapes de l’action. Celle-ci, en vertu même de l’attitude des personnages, est nimbée d’une poésie élégiaque. Leur difficulté à agir, à décider, ne va pas sans un retour vers le passé, temps de l’idéal opposé au présent: Titus allait jusqu’à souhaiter la mort de son père pour offrir l’Empire à Bérénice alors que cette mort, désormais réelle, le contraint à renoncer à la reine. Le futur n’est envisagé que comme temps de l’incertitude, de l’inconnu et souvent de l’impensable: Antiochus, qui a mission de ramener Bérénice en Orient, s’imagine mal la reine s’attachant à lui et oubliant Titus (III, 2). Titus doute de lui et envisage son aveu avec hésitation, tant l’assimilation d’un futur proche à un présent effectivement réalisé lui coûte (IV, 4). Enfin, c’est Bérénice que le futur effraie le plus:

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?

Que le jour recommence et que le jour finisse

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus? (IV, 5)

D’où une dilatation du temps qui le rend à la fois irréel et omniprésent. Cette pièce, qui respecte la règle des vingt-quatre heures, rappelle à tout moment les cinq ans qui ont précédé ce jour fatal en contrepoint des «pour jamais» inlassablement répétés. Et dans ce déchirement, humains et vraisemblables, les pleurs des héros. Pleurs coulant pathétiquement sur le visage de Titus; souvenir de pleurs dont se berce Antiochus (I, 4 et IV, 5). La dilatation du temps se superpose à celle de l’espace: tous voudraient fuir «au bout de l’univers», tous ont en tête un Orient devenu mythique par le souvenir et dont l’évocation est propre à nourrir l’élégie en l’auréolant de tous les prestiges; lieu du bonheur pour Titus et Bérénice, de la gloire militaire pour Titus et Antiochus, de l’espoir — illusoire — pour Antiochus qui doit y ramener Bérénice.

Oui, Bérénice est un magnifique morceau de poésie élégiaque et de poésie tout court. Elle cristallise l’exigence fondamentale des classiques, «plaire et toucher», au mépris des doctes mais sans pourtant négliger les vertus édifiantes d’une grande action digne «de laisser un exemple à la postérité / Qui sans de grands efforts ne puisse être imité» (V, 7).

 

 

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