I. Texte extrait de Lettres à Lou , " lettre du 08 avril 1915 " de Guillaume Apollinaire

D'octobre 1914 à janvier 1916, alors qu'il est sur le front, Guillaume Apollinaire entre­tient une correspondance régulière avec son amie, Louise de Coligny‑Châtillon, qu'il appelle Lou.

8 avril au soir 1915

Mon Amour,

 Je suis pour quelques jours à l'échelon à 1 km de nos tranchées. C'est en pleine forêt marécageuse quelques huttes en roseaux. Je songe à Robinson, aux trappeurs. Je t'écris à la lueur tremblante d'un bout de bougie. Il a plu, maintenant le ciel est clair. La bataille commence dans la nuit, je ne sais où, mais pas loin et je l'entends distinctement, ininterrompue. On dirait que le diable fait moudre son café. C'est fantastique, avec les lueurs des obus qui miaulent et éclatent comme si c'était quelque grand roi qui donnait un feu d'artifice en l'honneur de ta beauté. Aujourd'hui nous n'avons reçu qu'un petit nombre d'obus. Je vois à peine ce que je t'écris. Je suis dans une batterie exclusivement composée d'hommes du Nord qui n'ont pas de nouvelles de leur famille restée dans les pays envahis. L'étoile nommée ptit Lou est là qui me regarde avec douceur, peut‑être même avec tendresse. Mon cœur, c'est curieux, comme ici on pense avec tendresse très, très douce à ceux qu'on aime. On ne souhaite que leur bonheur complet. Je souhaite le tien très complète­ment et je le souhaite ardemment. Mon cœur est devenu comme une meule rougie au feu et qui tourne en écrasant tous les anciens désirs, les anciennes ambitions. J'entends miauler tous ces petits chats volants. Combien j'aimerais mieux la voix d'un ptit Loup.

                                                                                                                                        Gui.

II. Analyse de la lettre à Lou 

Alors qu’il est sur le front, Guillaume Apollinaire entretient une abondante correspondance avec son amie Louise de Coligny-Châtillon, qu’il appelle plus familièrement Lou. La lettre qu’il lui adresse le 8 avril 1915 est, comme l’indique l’appellatif, une lettre d’amour. C’est aussi une vision merveilleuse de la guerre.

I. Une lettre d’amour

1. Le lyrisme et l’expression des sentiments

Le texte est écrit à la première personne du singulier (voir question d’observation) et met en scène son énonciation : « Je t’écris à la lueur tremblante d’un bout de bougie. » (l. 3), « Je vois à peine ce que je t’écris » (l. 8-9). Le destinateur exprime un amour ici moins passionné que tendre, le même qu’éprouvent ses camarades pour leur famille : « Mon coeur, c’est curieux, comme ici on pense avec tendresse très, très douce à ceux qu’on aime. » (l. 11-13). Le substantif « tendresse » et l’adjectif « douce » forment une sorte de chiasme avec la phrase qui précède : « avec douceur [...] avec tendresse » (l. 11). Le croisement des mots mime le croisement des regards. On notera les reprises de termes, propres au registre lyrique : « On souhaite », « Je souhaite le tien très complètement et je le souhaite ardemment » (l. 13-14), « mon coeur » (l. 11-12 et 14).
Enfin la guerre est vécue comme une épreuve purifiante, qui affranchit le coeur de tous les sentiments étrangers à l’amour : « tous les anciens désirs, les anciennes ambitions » (l. 15).

2. La célébration de la femme

Bien qu’absente, Lou habite tout le paysage. Les obus sont « un feu d’artifice donné en l’honneur de [sa] beauté » (l. 7), une étoile porte son nom et regarde le poète avec tendresse (l. 10- 11). Le poète rêve que « la voix d’un ptit Loup » pourrait se substituer à celle des obus. Le nom de la femme aimée est aussi source d’inspiration et préside aux métamorphoses de la
femme en étoile (l. 11-12) puis en « ptit loup » (l. 17). Faut-il enfin voir une marque de la présence de Lou dans certaines allitérations et assonances : « lueur tremblante d’un bout de bougie » (l. 3) ?

II. Une vision merveilleuse de la guerre

1. La guerre est un spectacle

Malgré le danger, Apollinaire se montre sensible au spectacle de la guerre. On pense au vers célèbre : « Ah Dieu ! que la guerre est jolie » (« L’adieu du cavalier », Calligrammes). Les réseaux lexicaux de la vue et de l’ouïe sont très présents : « je l’entends » (l. 5), « je vois »  (l. 8). Bruits et lumières sont délicatement caractérisés : « On dirait que le diable fait moudre... » (l. 5), « miaulent » (l. 6), « lueur tremblante » (l. 3), « maintenant le ciel est clair » (l. 4-5), « les lueurs » (l. 6). La distance qui sépare le poète de la bataille lui permet d’en jouir comme d’un spectacle.

2. Le travail de l’imagination et la métamorphose du réel

L’isolement relatif du poète, « à un 1 km [des] tranchées », « en pleine forêt marécageuse » (l. 1-2), stimule son imagination. Apollinaire se voit d’abord héros d’un roman d’aventures (« Je songe à Robinson, aux trappeurs », l. 2-3). Puis l’inspiration devient merveilleuse. Le bruit des tirs fait surgir un conte, un peu burlesque (le diable moud son café, l. 5-6) et chevaleresque (« comme si c’était quelque grand roi... », l. 7). Apollinaire emploie d’ailleurs le mot « fantastique
» (l. 6). Autres personnages de ce conte poétique : « l’étoile nommé ptit Lou » (l. 10-11), les « petits chats volants » et le « ptit Loup » (l. 16-17). Lou devient un personnage d’un conte amoureux, d’un « songe d’une nuit d’avril ».

Dans cette lettre, l’imagination du poète métamorphose une réalité effrayante grâce aux pouvoirs conjoints de l’amour et de la poésie. On pourra, pour prolonger l’étude de ce texte, le comparer avec un poème de Calligrammes (« Case d’armons »), « La nuit d’avril 1915 », dédié à L de C. C.