I - Présentation du calligramme

 Ce poème est extrait de Calligrammes, dont les textes ont été composés entre 1913 et 1916. Le recueil rassemble des créations de nature très différente : des poèmes simultanés, des poèmes conversations et des calligrammes. Nommés d’abord idéogrammes lyriques, ces textes visent à faire coïncider le sens et la forme. Certains imitent entièrement la forme qu’ils évoquent, par exemple « Il pleut », dont les vers sont disposés en lignes verticales tombant avec irrégularité pour mimer le mouvement de la pluie. D’autres, comme ici, sont formés de strophes distinctes et d’un calligramme intégré. C’est bien entendu l’aspect extraordinairement novateur de ces textes qui justifie leur présence dans cette séquence sur la modernité. Apollinaire reconsidère la place du graphisme en poésie en choisissant un travail artistique simultané alliant dessin et texte.

II - Analyse de « La petite Auto »

 Le poème raconte le voyage automobile que firent Apollinaire et son ami Rouveyre. Il se présente comme un récit daté du 31 août 1914 et très précisément localisé puisqu’on y traverse Deauville, Lisieux, Fontainebleau, Paris. Le titre, « La petite auto », ne centre pas sur le voyage mais sur le moyen de transport, la petite auto figurée par le calligramme.

 Le mois d’août 1914 évoque le début de la Première Guerre mondiale :

– mobilisation générale du 1er août 1914 : le gouvernement français publie un décret ordonnant à tous les hommes en état de combattre d’être regroupés, préparés et envoyés à la guerre.

– déclaration de guerre de l’Allemagne à la France le 3 août 1914 puis invasion fulgurante de la Belgique par l’Allemagne, les deux jours suivants. Le voyage en voiture évoqué par Apollinaire dans son poème a eu lieu en réalité un mois avant, le 31 juillet 1914. Par cette inexactitude historique, le poète peut évoquer le mois du déclenchement de la guerre plus directement, et citer une chanson populaire connue à l’époque, Les Marins d’Iroise, qui commence par ces mots : « Le 31 du mois d’août » (« Le 31 du mois d’août / Nous vîm’s venir sous l’vent vers nous / Une frégate d’Angleterre… »). Cette chanson commémore la victoire du corsaire français Surcouf, qui captura, le 31 août 1800, un navire anglais beaucoup plus gros et plus armé que le sien. Par cette réminiscence, Apollinaire introduit une note de bravoure et de confiance, dans le contexte menaçant qui est décrit ensuite (vers 6 à 12).

Le vers 5 débute la strophe dans laquelle Apollinaire évoque le premier conflit mondial qui marque un tournant dans l’histoire de la France et dans celle du monde. À la fin de ce combat, on parlera de la période qui l’a précédé comme de la Belle Époque. Le poète est bien conscient que cette guerre marque un tournant et que le monde ne sera plus jamais comme avant.

De manière métaphorique, les géants, les aigles, les poissons voraces évoquent les peuples prêts au combat ou ceux qui les manipulent en vue du combat, mais ils suggèrent aussi une nature dénaturée : « les chiens aboient, inquiets, les aigles quittent leurs aires et les poissons leurs abîmes à la recherche de proies ; les hommes eux-mêmes sont devenus des géants ». Les adjectifs « furieux », « voraces » soulignent bien la démesure de ce qui va balayer l’Europe.

 Le vers « les peuples accouraient pour se connaître à fond » marque avec ironie la violence d’un élan qui va déboucher sur les massacres de la Grande Guerre. Le poète évoque ainsi la peur ressentie par chacun, jusqu’aux morts qui « tremblaient », autre manière d’évoquer à quel point ce qui s’annonce est inhumain.

 Le calligramme figure une automobile et la chaussée sur laquelle elle se déplace. Les deux lignes courbes qui figurent en haut et en bas du dessin sont les bords de la route. S’ils sont plus étroits vers l’avant, c’est par représentation perspective : la petite auto fi le sur la route de nuit, seuls les phares éclairent les bas-côtés les plus proches, qui sont visibles dans leur pinceau de lumière conique.

 On reconnaît aisément la voiture représentée de profil, on aperçoit deux de ses roues, son châssis, son marchepied, son volant, son chauffeur et les deux banquettes (les premières voitures étaient souvent découvertes). Changer un pneu était fort banal à l’époque étant donné l’état des routes ; mais le poète le signale comme un élément préfigurant l’éclatement géant de la guerre. Le calligramme montre une grande harmonie, celle des jours heureux, la voiture paraît glisser ou flotter entre les bras de la route avec beaucoup de fluidité ; pourtant l’horizon est refermé, préfiguration de la nouvelle apprise à Fontainebleau, celle de la mobilisation générale marquant l’entrée en guerre de la France.

 Ainsi, l’auto n’a pas seulement franchi l’espace allant de la Normandie à Paris, elle a aussi traversé le temps, puisqu’elle fait entrer dans une « époque Nouvelle ». Notons que l’adjectif qui qualifie « époque » comprend une majuscule et qu’il est rejeté au vers suivant, seul. Le poète souhaite indiquer la rupture radicale qu’il pressent : il naît à un nouveau monde et à une nouvelle écriture poétique.