Texte commenté: Rhinocéros de Ionesco, Acte III, dernière scène. 

de Bérenger : " C'est moi, c'est moi. (Lorsqu'il accroche les tableaux,)" ... à " Je suis le dernier homme, ... Je ne capitule pas!"

I. NATURE ET FONCTION DES DIDASCALIES

Le texte écrit de la tirade de Bérenger est fréquemment interrompu par des didascalies (repérables au fait qu’elles sont entre parenthèses et en italique). Elles sont de longueur et de nature différente ; leur contenu est également différent.

• Informations sur le décor:

La première longue phrase en italique apporte des précisions sur les tableaux accrochés, c’est donc une indication de décor et de mise en scène.

• Informations sur les gestes et les réactions du personnage :

 A la ligne 4 une indication précise les gestes de Bérenger. Par la suite, toutes les didascalies ont le même rôle (piétinement des tableaux, regards, gestes, attitude attentive, essais d’imitation, manière de s’exprimer).

Les didascalies, données par l’auteur, sont des indications de mise en scène et de jeu des acteurs. Leur présence à l’intérieur du texte souligne sans doute l’importance que l’auteur accorde à ces précisions. Elles ont une double orientation pour le metteur en scène et pour les acteurs, elles sont des indications essentielles. Pour le lecteur (mais aucunement pour le spectateur, qui s’en rend compte par lui-même) elles sont des informations sur ce qu’il doit imaginer visuellement ou auditivement.

2. L’EVOLUTION DES REACTIONS DE BERENGER

Entre la première affirmation C’est moi, c’est moi et la dernière Je suis le dernier homme, la tirade souligne une évolution chez Bérenger. Tenté par la rhinocérite « (qui ne l’a pas atteint, puisqu’il est le seul à être resté un être humain), il finit par revendiquer haut et fort sa condition humaine. Le lexique de son monologue fait apparaître les différentes étapes de cette évolution.

• Le regret de ne pas être un rhinocéros :

c’est le point de départ, déclenché par la vue des tableaux. La comparaison entre des humains laids et des rhinocéros beaux est à l’origine d’une violente colère: répétitions, succession d’exclamations portant sur la laideur. Les regrets s’expriment à travers une alternance qui oppose la beauté des animaux à la laideur perçue par le personnage (mains, corps, peau) : le vocabulaire fait ressortir l’opposition entre eux et je sur des plans diversifiés (aspect physique puis expression).

• La volonté d’imiter les rhinocéros :

Bérenger fait une première tentative sonore, suivie par plusieurs autres, ce que souligne l’emploi très fréquent d’onomatopées (Ahh, brr !). La succession de négations met en relief l’incapacité du personnage (reprise anaphorique de Non, ce n’est pas ça, avec redoublement du non, insistance sur la difficulté d’identification des sons produits) à reproduire les barrissements. La fin de cette étape (Trop tard maintenant,) exprime la résignation désespérée, le constat d’une impossibilité.

• La certitude de ne jamais être un rhinocéros:

la prise de conscience d’une impuissance, de l’impossibilité de se transformer, si douloureuse qu’elle soit (le personnage a en effet le sentiment d’être devenu monstrueux) provoque une sorte de volte-face qui  n’est pas simplement résignation. L’expression brusque sursaut, qui fait partie des didascalies, est à prendre au sens propre, un geste, et au sens figuré, un sursaut de volonté. Elle souligne un soudain changement qui se marque d’ailleurs par l’emploi du futur Je me défendrai, je le resterai et par la négation catégorique Je ne capitule pas.

La certitude, pour le personnage, de ne jamais pouvoir devenir rhinocéros, malgré des efforts d’imitation persévérants et appliqués, est décisive: elle se marque par un abandon définitif de ce projet. Le résultat, paradoxalement, est d’être « monstrueux » (c’est-à-dire, selon l’inversion de la pièce, homme parmi les rhinocéros), élément incongru et original, insolite et solitaire, isolé et de ce fait souffrant.

3. LA DOUBLE TONALITE DU TEXTE

La situation est à la fois comique et pathétique.

• Le comique :

il vient des gestes et des attitudes, onomatopées qui ont quelque chose de ridicule chez un être humain, admiration incongrue de la beauté des rhinocéros, utilisation d’un vocabulaire humain pour les décrire, opposition constante entre l’image dévaluée de l’homme, être pensant, et celle, surévaluée esthétiquement, du rhinocéros. L’affirmation je suis un monstre  est à la fois grotesque, parce que fondamentalement fausse, et pathétique.

• Le pathétique:

il vient de l’expression profondément douloureuse, et indirecte, d’une solitude extrême et du sentiment d’une anormalité. Tout un système de renversement des termes souligne cette anomalie du sentiment d’isolement et d’abandon d’un homme au milieu des animaux auxquels il voudrait être intégré. Le monologue mêle constamment ces deux tonalités, parfois à partir des mêmes éléments. En opposant la voix humaine au chant charmant des rhinocéros, sa peau flasque à celle dure et magnifiquement vert sombre des animaux, Bérenger montre à quel point il se sent perdu dans un univers où les valeurs sont inversées. Imposer sa présence d’homme est alors une telle charge, nécessite un tel courage, qu’il se présente, pathétiquement, en situation d’assiégé (dernières phrases).

4. ORIGINALITE ET MONSTRUOSITE

Ce que met en relief Bérenger, et derrière lui Ionesco (ce qui se trouve d’ailleurs explicité dans Notes et contre-notes) est le caractère inconfortable du refus du conformisme et des idéologies ambiantes. Être autre (ici être un homme, même le seul face aux rhinocéros), c’est affirmer sa différence, et comme tel, se mettre en situation d’anormalité. La pièce entière analyse comment l’anormal, le rhinocéros, au début, suscite crainte et méfiance mais aussi provoque une adaptation progressive (à la manière des idéologies pernicieuses, qui, peu à peu, gagnent du terrain). Au dénouement, le seul à ne pas être devenu rhinocéros, Bérenger, parce qu’il est viscéralement anticonformiste, est devenu une sorte de monstre: c’est lui l’anormal.

 

CONCLUSION-BILAN

L’importance d’un monologue final qui fait triompher, dans la douleur, la fidélité à soi-même et le refus de « penser comme les autres », « d’être comme les autres » avec ce que cela comporte de difficulté - le triomphe de Bérenger, avec l’idée sous- jacente des souffrances à venir - un dénouement optimiste et douloureux.