I- DES PERSONNAGES PEINTS "D’APRÈS NATURE" 

1- Vérité humaine éternelle              

Molière voulait « peindre d'après nature ». Il a créé des personnages types immortels, solidement enracinés dans la réalité contemporaine sans doute, mais dépassant leur temps et la personne même de leur auteur. Son avare, son hypocrite, ses précieuses et ses bas-bleus, ses bourgeois vaniteux, son « grand seigneur méchant homme », son misanthrope et sa coquette restent vrais comme au premier jour; et pourtant, loin d’être des peintures abstraites de l’avarice, de l’hypocrisie, etc., ce sont des êtres vivants. Il a eu le génie de les faire en même temps universels et particuliers, au point que leurs noms sont devenus symboliques : ne dit-on pas un harpagon, un tartuffe, un Alceste, une Célimène, un Trissotin?

2- Complexité de certains caractères 

Parce qu’il observe la vie, Molière en saisit la variété et la complexité. Nous avons déjà noté la diversité de ses valets; on découvre aisément celle des trois « femmes savantes » et de leurs deux pédants Vadius et Trissotin ; dans la famille d’Orgon, on a la violence dans le sang, mais elle se manifeste fort différemment chez Orgon, Mme Pernelle, Damis et Mariane.

Il a donné à ses personnages importants la complexité, et même les contradictions des êtres vivants. Leur passion dominante s’accompagne d’autres traits de caractère avec lesquels elle est parfois en conflit. Harpagon est avare et amoureux; il rechigne à la dépense et pourtant il garde le souci de l’opinion et doit avoir un train de maison. Tartuffe, hypocrite habile et cynique, est cependant sensuel jusqu’à l’imprudence. Armande est une précieuse qui discourt contre le mariage, mais elle recherche la main de Clitandre. Arnolphe aime Agnès, mais il voudrait se faire aimer avec l’autorité et la tyrannie d’un tuteur égoïste ! Les figures les plus complexes de Molière sont celles de Dom Juan et d’Alceste. Dom Juan, coureur d’aventures indomptable, cynique, souvent odieux, a pourtant une désinvolture, un courage, un charme qui nous le rendent parfois sympathique. Quant à Alceste, ce pessimiste « ennemi du genre humain » qui cherche pourtant à l’améliorer,' ce champion de la franchise qui soupire aux pieds d’une coquette, cet homme d’honneur estimable et ridicule, pouvons- nous nous défendre de l’aimer, avec ses contradictions, et de le reconnaître pour un de nos semblables?

II- L’ART DE PEINDRE LES CARACTÈRES CHEZ MOLIÈRE

II suffit de connaître l'Avare ou le Bourgeois Gentilhomme pour voir que tout est bon à Molière, jusqu’aux scènes de grosse farce, pour nous peindre ses personnages. On a vu plus haut avec quel art il sait choisir les situations propres à révéler les caractères. Voici quelques aspects remarquables de sa technique :

1- La peinture indirecte:

Très souvent le personnage nous est dépeint avant son entrée en scène : dès qu’il apparaît, nous le reconnaissons. Ainsi le portrait d’Harpagon est esquissé au début de la pièce, et dès qu’il se montre (I, 3) son avarice se mani­feste avec tout son relief. Dès le lever du rideau, nous apprenons par Sganarelle la « méchanceté » de Dom Juan, la vanité de M. Jourdain par l’entretien des maîtres de danse et de musique, les travers de Chrysale et de Philaminte par la discussion entre Henriette et Armande. L’exemple le plus remarquable de cette « peinture indirecte » est celui de Tartuffe, qui n’apparaît qu’au troisième acte : dès l’exposition, chef- d’œuvre admiré de Gœthe, une querelle de famille nous fait connaître non seulement les sept personnages en scène, mais surtout le caractère de Tartuffe, source de la dispute; ce portrait ira se précisant dans les deux premiers actes.

Dans le cours même de l’action, Molière trace également des portraits pour préparer une scène et lui donner tout son effet (cf. Tartuffe, I, 2; l’Avare, II, 4; le Misanthrope : II, 1, et III, 3; Femmes Savantes, IV, 3). Notre connaissance des personnages s’élargit aussi par la conversation de leur entourage : nous devinons les activités secrètes d’Harpagon d’après la scène de l’usurier (II, 1), la légende qui se forge à son sujet d’après les papotages des valets (III, 1); nous pressentons le passé douteux de Tartuffe, nous imaginons la vie des « femmes savantes » en écoutant les révélations de Chrysale.

2- La peinture par la "démonstration"

Les principaux personnages de Molière sont en proie à une idée fixe qui se révèle lorsqu’elle se heurte à un obstacle ou, au contraire, lorsqu’elle trouve un climat favorable. Les scènes caractéristiques sont ainsi des sortes d’expériences auxquelles on soumet le personnage, et prennent la valeur de démonstrations.

  • L’obstacle révélateur.

Tenir tête à un maniaque, c’est l’entraîner, par contraste, à découvrir sa passion : loin d’entendre raison, il se bute, il ne voit les choses qu’à travers sa manie et prononce inconsciemment des répliques révélatrices, des « mots de nature ». C’est le cas d’ORGON, à qui tour à tour Cléante et Dorine voudraient ouvrir les yeux : il leur répond par des éloges de Tartuffe où éclatent sa naïveté et son aveuglement (I, 5 et II, 2). Même situation dans le Malade Imaginaire, quand Toinette (I, 5), puis Béralde (III, 3) dissuadent Argan de donner sa fille au médecin Diafoirus. Le « Sans dot » de l’Avare (I, 5) tire toute sa valeur des efforts de Valère, qui en appelle même à la tendresse paternelle, pour détourner Harpagon de marier Élise contre son gré.

Le caractère du monomane se révèle avec plus de relief encore lorsqu’il est obligé de contenir ses sentiments. C’est ainsi qu’HARPAGON assiste aux prodigalités de son fils en faveur de Mariane : il se voit dépouillé et doit faire bonne figure (III, 3 sq.). Dans l'Ecole des Femmes, Arnolphe doit subir les confidences d’Horace qui lui apprend à quel point il est berné : il est à la torture ! Qu’on songe aussi à la scène du sonnet (I, 2) et à la scène des portraits (II, 5) où Alceste ne peut dominer ses sentiments.

Parfois la « démonstration » est sciemment organisée par un personnage qui en tire la leçon à la fin de la scène. Jetant un coup d’œil complice à Cléante, Dorine fait exprès de revenir malicieusement sur la maladie d’Elmire et d’insister, avec une insolence caricaturale, sur l’égoïsme de Tartuffe. Elmire malade, Tartuffe éclatant de santé, Orgon qui ne s’apitoie que sur le « pauvre homme » : la démonstration est complète. Et Dorine de conclure avec ironie : « Tous deux se portent bien enfin ; Et je vais à Madame annoncer par avance, La part que vous prenez à sa convalescence » (256-258).

  • L’exploitation de l’idée fixe.

Le caractère d’un maniaque se révèle aussi à sa joie lorsqu’on favorise son idée fixe, et surtout à la facilité avec laquelle les flatteurs parviennent à l’exploiter. Dans ce cas, Molière fait d’une pierre deux coups : il nous peint à la fois l'hypocrisie du flatteur et la manie de la victime. Avec quel ravissement Harpagon se voit soutenu par Valère lorsque Maître Jacques lui demande l’argent du repas (III, 1) ! Pour berner M. Jourdain, il est une formule magique : il suffit de lui parler des « gens de qualité »; Dorante le sait bien, qui s’entend à merveille à exploiter son orgueil de parvenu (III, 4), tout comme Dom Juan flatte M. Dimanche pour ne pas le payer (IV, 3). Songeons aux « femmes savantes » béates d’admiration devant Trissotin qui est tout prêt à partager leurs enthousiasmes philosophiques et à applaudir leurs « découvertes » (III, 2). C’est surtout quand Tartuffe est démasqué pour la pre­mière fois (III, 7) que l’aisance avec laquelle il renverse la situation prend la valeur d’une véritable démonstration : avec son « charme » habituel, plein d’humilité et de grimaces dévotes, il envoûte si bien Orgon qu’il finit par tout se faire donner « de force » en feignant de tout refuser (comparer Malade Imaginaire, I, 8). Cette peinture de la tlupe réjouie est une des formes les plus plaisantes du comique de caractère.

3- L'art du raccourci

Point n’est besoin de longues scènes pour nous dévoiler une âme. Un des aspects les plus admirés du génie de Molière, c’est son art de ramener lu peinture à des éléments simples, tout en conservant au personnage sa vérité humaine.

Il lui suffit de quelques traits caractéristiques pour tracer un portrait en un saisissant raccourci. Quand Orgon entre en scène, dès ses deux premières réponses, nous le connaissons déjà (Tartuffe, I, 4). Voici l’avare évoqué en deux répliques (III, 13) :

Brindavoine : Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.

Harpagon : Dis-lui que je suis empêché et qu’il revienne une autre fois.

Brindavoine : Il dit qu’il vous apporte de l’argent.

Harpagon (à Mariane) : Je vous demande pardon, je reviens tout à l’heure.

4- Le personnage « guide »

Dans la scène où apparaît Tartuffe (III, 2), Dorine commente tout bas l’attitude du faux dévot : « Que d’affectation et de forfanterie ! ». Lorsqu’il lui tend son mouchoir, la trouvant trop décolletée, elle réplique : « Vous êtes donc bien tendre à la tentation ! ». Dès qu’il accepte, sur un ton mortifié, de recevoir Elmire, elle se dit à mi-voix : « Comme il se radoucit ! ». C’est un des procédés habituels de Molière : on le retrouve par exemple dans Tartuffe (I, 4, et II,2), l'Avare (I,5), le Bourgeois Gentilhomme (III, 4). Dans ces répliques d’un personnage « guide », c’est l’auteur lui-même qui oriente le jugement du spectateur.

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